Pour Emmanuel Mounier, représentant du personnalisme, l’homme prend conscience de lui-même et pose des actes libres et créateurs. C’est dans cette activité sans cesse renouvelée que s’effectue ce mouvement de personnalisation. Ce concept de personne recouvre t-il une réalité ou est-il vain ?
Dans les Écrits de New-York et de Londres, Simone Weil critique le personnalisme dans un chapitre intitulé « Collectivité, personne, impersonnel, droit, justice. » Elle avait d’abord donné le titre suivant « Faut-il conserver le vocabulaire personnaliste ? ». Elle avait ensuite barré pour le remplacer par le titre actuel. Il ne s’agit pas uniquement d’un problème de vocabulaire mais « d’une grave erreur de pensée » selon elle[1].
Pour ce faire, elle se réfère implicitement à Descartes et Pascal en employant leurs méthodes.
La première certitude de Descartes est sa propre existence en tant que chose pensante. Il se demande alors dans la deuxième Méditation : « Quelle connaissance l’entendement a-t-il des choses extérieures ? » L’exemple du morceau de cire a permis de conclure que la connaissance du morceau de cire ne se fait pas par les sens mais par l’inspection de l’esprit. Il distingue la cire et ses formes extérieures. Sa véritable identité est « quelque chose d’étendue, de flexible et de muable ». Descartes renouvelle l’expérience : « que vois-je de cette fenêtre, sinon des chapeaux et des manteaux qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressort ?[2] ». Descartes conclut par un raisonnement par analogie : « Comme je suis composé d’un corps et d’une âme pensante, je juge que ce sont de vrais hommes ». La philosophie du sujet met le moi en son centre et pose autrui à partir de soi. De la même façon, Weil s’appuie sur une expérience ordinaire : « Voilà un passant dans la rue qui a de longs bras, des yeux bleus, un esprit où passent des pensées que j’ignore, mais qui peut-être sont médiocres ». Le passant est un individu quelconque. Elle perçoit des qualités sensibles particulières de cet individu qu’elle ne connaît pas. Elle ne saisit que la réalité concrète tangible singulière. Autrement dit, elle voit un être concret, un homme est en chair et en os et non une personne.
Weil se livre à une expérience de pensée semblable à celle de Pascal dans les Pensées. Il s’interroge dans le fragment 582 : « Qu’est-ce que le moi ? » Le moi se définit-il par des qualités physiques ou intellectuelles ? Non, conclut Pascal, car je peux perdre ces qualités sans me perdre. Le moi se détacherait-il des qualités ? Est-il un moi substantiel ? Cette réponse cartésienne n’est pas satisfaisante pour Pascal : « Aimerait-on la substance de l’âme d’une personne abstraitement ? Cela ne se peut et serait injuste[3] ». Par conséquent pour Pascal, le moi est insaisissable.
« Selon Weil, ce qui m’empêcherait de faire du mal à quelqu’un, ce n’est pas qu’il est une personne, c’est le fait qu’il va souffrir. Ce n’est pas la personne qui est sacrée, c’est le bien situé dans une réalité hors du monde. »
Weil fait l’hypothèse que l’on crève les yeux de cet homme. « Si la personne était en lui ce qu’il y a de sacré pour moi, je pourrais facilement lui crever les yeux. Une fois aveugle, il sera une personne humaine exactement autant qu’avant[4]. » De la même façon, que le moi existerait détaché des qualités physiques et intellectuelles, la personne se distinguerait de la réalité concrète de l’homme. Polyphème sans son œil reste néanmoins un cyclope. Si Pascal conclut que le moi est insaisissable, la notion de personne est aussi insaisissable. C’est donc un concept qui ne sert à rien. De plus la notion de personne n’est pas un rempart à tout mal. Celui qui fait souffrir resterait néanmoins une personne selon Mounier. Par exemple, Ulysse crevant l’œil de Polyphème resterait néanmoins une personne, c’est d’ailleurs ainsi qu’il se fait appeler ! Selon Weil, ce qui m’empêcherait de faire du mal à quelqu’un, ce n’est pas qu’il est une personne, c’est le fait qu’il va souffrir. Ce n’est pas la personne qui est sacrée, c’est le bien situé dans une réalité hors du monde. « Quiconque reconnait cette autre réalité tient tout être humain comme sacré[5]. »
Pour Mounier, il y a une réalité transcendante. Par conséquent, la personne « est mouvement d’être vers l’être », elle se projette sans cesse, elle déborde d’elle-même, se dépasse, se surpasse[6]. C’est le contraire chez Weil. La création est un renoncement de Dieu, un acte de retrait pour nous laisser exister. Ce retrait est qualifié de folie d’amour. Afin de consentir à l’amour divin, il faut se vider de son moi personnel. « Le péché en moi dit « je ». Je donne, je fais un beau poème…mais mon mal, je le mets hors de moi et j’en fais un absolu. Non pas : je suis en colère, mais : il est exaspérant »[7]. L’amour implicite de Dieu manifesté par celui des pratiques religieuses, du prochain et de la beauté du monde sont des amours impersonnels. L’amitié est pour Weil un amour personnel. Elle est une préférence à l’égard d’un être humain au contraire de la charité.
Pour Weil, les hommes en collectivité n’ont pas accès à l’impersonnel c’est-à-dire au sacré. Lorsqu’un groupe se met à avoir des opinions, il tend inévitablement à les imposer à ses membres. « La pensée collective est incapable de s’élever au-dessus du domaine des faits. C’est une pensée animale »[8]. Au contraire, « le personnalisme se refuse à affecter d’un coefficient péjoratif l’existence sociale ou les structures collectives ». Il est nécessairement communautaire car fondé sur le rapport à autrui.
[1] Weil S., Écrits de New York et de Londres, Paris, Éditions Gallimard, 2019, p.212.
[2] Méditations métaphysiques, Paris, GF Flammarion, 1977, p.93.
[3] Pensées, Le Guern, Paris, 2008.
[4] Écrits de New York et de Londres, op.cit., p.213.
[5] Luttons-nous pour la justice ?, Rennes, La Part Commune, 2019, p. 63.
[6] Mounier E., Le personnalisme, Paris, PUF, 2010, p. 46.
[7] Œuvres, Paris, Quarto Gallimard, Cahier VI, p. 817.
[8] Écrits de New York et de Londres, op.cit. p.229.