Cet article s’interroge sur la manière dont est vécue la pédagogie personnalisée de Pierre Faure, à l’échelle d’une classe de CM2. Que retiennent les élèves à l’issue de leur année scolaire, après avoir travaillé chaque jour avec cette pédagogie, qui met en avant la personne dans toutes ses dimensions ?
Depuis trois années, je mets en place la pédagogie personnalisée de Pierre Faure (1904-1988) au sein de ma classe de CM2, sur des temps spécifiques quotidiens. Pour rappel, Faure était un prêtre jésuite qui a fait vivre au sein de sa pratique le personnalisme, référence explicite à Emmanuel Mounier. Il partageait d’ailleurs la réflexion du philosophe contenue dans son Traité du caractère : « La personne est un être spirituel. Elle s’exprime par son adhésion à une hiérarchie de valeurs librement adoptées, assimilées et vécues, par un engagement responsable et une constante conversion ; elle unifie ainsi toute son activité dans la liberté et développe la singularité de sa vocation. » (cité dans FAURE, Un enseignement personnalisé et communautaire, p.66). L’élève considéré en tant que personne au sein de la pédagogie de Faure a été mis en écho à son époque avec les principes des pédagogies actives et de l’école nouvelle. Aujourd’hui, ses intuitions sont confirmées et résonnent avec les apports de la recherche en sciences cognitives. Mais qu’en pensent nos élèves ? Nous avons décidé, en fin d’année scolaire 2024, de dresser un bilan des apports de la pédagogie personnalisée, vécue à leur échelle.
Pour connaître le contexte dans lequel nous évoluons, nous sommes deux collègues à pratiquer le travail personnalisé dans notre école, dans deux niveaux différents. Toutefois, de nombreuses enseignantes ont été formées à la pédagogie personnalisée et en partagent les valeurs, qu’elles s’efforcent de transmettre au sein de leur classe. L’équipe est d’ailleurs en réflexion autour des pratiques coopératives, que l’on retrouve dans l’aspect communautaire cher à Pierre Faure.
« Mais qu’en pensent nos élèves ? Nous avons décidé, en fin d’année scolaire 2024, de dresser un bilan des apports de la pédagogie personnalisée, vécue à leur échelle. »
Nous avons donc proposé à nos élèves de CM2 un questionnaire comportant des affirmations autour des principes de la pédagogie personnalisée. Les élèves devaient alors dire s’ils étaient d’accord ou non et justifier leur choix. 23 élèves sur 26 ont répondu. Parmi ceux-ci, 3 élèves à besoins éducatifs particuliers ont réalisé le questionnaire avec des adaptations sur la forme et le contenu.
Pour Pierre Faure, il est important pour l’élève de prévoir car « prévoir, c’est déjà décider entre plusieurs hypothèses de travail possible, c’est choisir » (Un enseignement personnalisé et communautaire p.96). Ces choix font intervenir la planification de la tâche, qui n’est pas forcément aisée pour tous en début d’année. En effet, certains élèves ont besoin d’étayage et à l’âge de 10 ans, programment leur travail sur une journée. Cette programmation est en fait effectuée par tous de manière hebdomadaire (planification des activités le lundi matin pour la semaine). Cependant, l’enseignant intervient quotidiennement pour ceux qui n’en sont pas encore capables, en leur garantissant une progressivité, ce qui leur permet à la fin de l’année d’acquérir une vision de travail sur la semaine.
Dans leurs réponses, en fin d’année, les élèves ont tous apprécié cette liberté de programmer leurs activités dans la semaine, en fonction de leurs progressions, et de pouvoir s’organiser comme ils le souhaitaient. Le fait d’avoir un plan de travail à compléter pour une semaine leur a permis d’avoir une vue d’ensemble pour les maths et le français. En sachant à l’avance ce qu’ils allaient faire, certains se trouvaient aidés pour avancer. Il s’agit donc d’une mise en projet. Deux élèves ont cependant regretté de ne pas connaître à l’avance le temps qu’une activité leur prendrait. Ainsi, nous constatons la difficulté pour certains à poser un choix et à l’assumer en connaissant une frustration. Au-delà d’une planification dans le temps court (sur une semaine avec les plans de travail), les élèves pouvaient consulter leurs progressions personnelles durant toute l’année, inscrites dans leur classeur. Cela leur permettait de visualiser les domaines dans lesquels avancer en priorité, et d’être en mesure de connaître leur progression avant le test final. Les progressions propres à chacun ont permis aux élèves de savoir exactement quelles notions ils devaient travailler en priorité. Nos élèves à besoins éducatifs particuliers ont déclaré, grâce à leurs progressions, pouvoir mieux effectuer leurs programmations. Un temps spécifique leur était accordé avec l’enseignante spécialisée et l’AESH pour compléter leur plan de travail, en lien avec des progressions adaptées que je leur proposais.
« Il ne s’agit pas d’abandonner l’enfant à lui-même pour qu’il fasse ce qu’il voudra, mais de lui préparer un milieu où il puisse agir librement. » Maria Montessori
Pour mettre en œuvre le travail personnalisé, il est important pour l’enseignant de réfléchir à l’organisation spatiale de son espace classe. En effet, la pédagogie, prenant en compte la manipulation d’outils et la variation des supports, demande à l’élève de se mettre en mouvement. L’espace doit donc favoriser les déplacements et leur fluidité. Le matériel est alors placé à hauteur d’enfant et rangé par domaines, afin que les élèves le choisissent de manière autonome et parviennent facilement à l’utiliser. Nous voyons là une inspiration directe de Faure puisée chez Maria Montessori et son concept d’ « environnement préparé ». L’essentiel n’est pas de s’axer uniquement autour du matériel mais d’inscrire cette composante dans la prise en compte des besoins physiologiques de l’enfant, qui garantit finalement une liberté pour l’élève : « Il ne s’agit pas d’abandonner l’enfant à lui-même pour qu’il fasse ce qu’il voudra, mais de lui préparer un milieu où il puisse agir librement. » (MONTESSORI, L’esprit absorbant de l’enfant)
Lorsque nous interrogeons les élèves, une majorité déclare que le repérage dans la classe est aisé car « les fiches sont placées à différents endroits selon les matières ». Cinq d’entre eux disent qu’« en début d’année, c’était difficile de savoir où étaient les choses mais maintenant je me repère ». Soulignons par ailleurs que la localisation dans l’espace reste un apprentissage pour des élèves de 10 ans, inscrit dans les programmes de mathématiques. Par conséquent, une activité en début d’année, sous forme de jeu, leur avait été proposée afin qu’ils s’approprient leur environnement ; un élève l’a souligné dans sa réponse. Deux élèves ont également remarqué qu’il arrivait que certains « mélangent des fiches et on trouvait du français en maths ». Il est vrai que l’utilisation du matériel dans une classe par une trentaine d’élèves est inévitablement source de désordre. Toutefois, les mises en commun sont des espaces de régulation très importants, dans lesquels les élèves peuvent s’exprimer et trouver eux-mêmes des solutions à leurs problèmes de rangement.
« Ces différentes modalités de travail, dans le choix du contenu ou du nombre de personnes qui le réalisent, permettent à l’élève de construire son apprentissage par la voie qui lui est propre, pour atteindre cette satisfaction de savoir que l’on sait. »
Pierre Faure avait conscience de l’importance de la disposition de l’espace en classe. À la différence de Montessori, l’espace devait en outre favoriser les petits groupes de travail. À ses élèves en formation pour devenir enseignantes, il déclarait : « Vous répondez à l’appel souvent implicite, mais toujours très réel, que Maria Montessori mettait sur les lèvres et dans les yeux des enfants se tournant vers leurs parents : « Aide-moi à faire tout seul » (…) et j’ajoute « avec l’aide des autres ». Jamais nous n’en prendrons suffisamment conscience. C’est bien là l’essentiel, ce qui commande leurs progrès, ce qui fait leur joie profonde » (FAURE, Aux anciennes). Ainsi, l’espace devait faciliter entre autres la fluidité des déplacements et garantir les échanges entre élèves.
Toutefois, chaque enseignante se retrouve face à des problématiques d’espace. Dans les écoles parisiennes, nous sommes très vite serrés ! Dans la classe, les élèves peuvent se déplacer et travailler à plusieurs s’ils le souhaitent, en utilisant des tables pliantes, dans des espaces vides ou dans le couloir. D’autres collègues formalisent des coins pour le travail en groupe. Par ailleurs, des outils favorisant les échanges sont affichés pour l’ensemble des élèves. Ces derniers peuvent s’inscrire s’ils ont besoin d’aide ou peuvent aider. Cela permet de ne plus aborder les apprentissages de manière compétitive avec l’unique objectif de résultat mais de les inscrire dans un processus. On pense d’ailleurs à la courbe des apprentissages de Daniel Fabre, reprise par Connac. On constate en classe que le fait pour les élèves de demander de l’aide à un camarade ayant déjà réalisé l’activité proposée leur permet de passer du registre émotionnel désagréable à agréable et qu’ils s’engageront dans la tâche plus facilement. Pour celui qui explique, c’est aussi un sentiment positif et une conscientisation de savoir qu’il sait.
La courbe des apprentissages (FAVRE, D. Cessons de démotiver les élèves, p.49)
Les élèves, neuf d’entre eux, ont été très sensibles au fait de pouvoir « choisir si on travaille avec quelqu’un ou pas ». Un élève a approfondi cette remarque en disant qu’il « apprenait mieux en binôme ». Au-delà du choix de la modalité de travail (seul ou avec quelqu’un), la diversité des travaux proposés est remarquée. Trois élèves ont souligné qu’ils pouvaient « choisir ce qu’ils pouvaient faire sauf s’il y a des priorités ». Il est vrai que devant la diversité des propositions, certains peuvent se sentir désemparés pour établir des choix. Nous pouvions donc définir des domaines à travailler en particulier en fonction des progressions des élèves. Le respect du rythme est aussi indiqué par un élève : « je peux choisir les activités à mon rythme », un autre souligne qu’il « aime bien lorsqu’il y a plusieurs parcours possibles dans une fiche ». Un dernier rappelle qu’il y a « plein d’outils pour s’aider ». Ces différentes modalités de travail, dans le choix du contenu ou du nombre de personnes qui le réalisent, permettent à l’élève de construire son apprentissage par la voie qui lui est propre, pour atteindre cette satisfaction de savoir que l’on sait.
En lien avec le point précédent du libre choix des modalités, la finalité de cette organisation de travail pour Pierre Faure est de susciter l’engagement de l’élève dans ses apprentissages. Le groupe, comme mentionné dans le point précédent, a une importance, et chacun doit y trouver sa place. L’enfant est pris en compte dans toute sa dimension mais la pédagogie personnalisée s’inscrit également dans une dimension communautaire. Faure, à juste titre, déclarait au sujet de la personnalisation qu’elle « laisse à l’esprit le temps de revenir sur ses trouvailles, de les assimiler, modifier ou compléter, au besoin avec l’aide d’autres et ceci avant d’en formuler et communiquer les résultats au groupe. » (FAURE, Créativité et rigueur, p.117). C’est l’autre qui permet à chacun d’avancer. Finalement, on parle aujourd’hui de métacognition dans les apprentissages. Celle-ci consiste pour l’élève à être capable d’expliquer les procédures utilisées pour travailler une notion particulière. C’est par ce processus qu’il sera en mesure de maîtriser ou non la notion. Cette métacognition est mise en œuvre lorsqu’il s’agit pour l’élève d’expliquer ce qu’il a compris à l’enseignant, à un camarade ou lors d’une mise en commun. Celle-ci est indispensable pour garantir les échanges du groupe. Elle permet aux élèves de présenter leurs activités et d’expliquer aux autres ce qu’ils ont compris, comment ils les ont réalisées.
Nos élèves en ont-ils perçu l’importance ? Certains ont tout d’abord remarqué que les informations contenues dans les fiches leur permettaient de comprendre seuls la notion en jeu (sept élèves). Cela peut susciter chez eux un sentiment de confiance et de maîtrise et leur permettre de la présenter aux autres lors de la mise en commun. Dans un autre temps, les élèves sont conscients de la place de l’erreur et du temps long de l’apprentissage. Trois d’entre eux rappellent que « si on ne comprenait pas bien, on demandait à la maîtresse et elle nous expliquait ». Quatre autres parlent du fait de pouvoir recommencer lorsqu’ils sont mis en échec : « Quand on n’y arrivait pas, on recommençait, on comprenait et on réussissait mieux. » ou « c’est agréable de pouvoir retravailler des notions non comprises en évaluation ». Enfin, trois élèves ont trouvé qu’en faisant des jeux, « on pouvait mieux apprendre et mieux comprendre ». On peut donc penser que les interactions leur ont été bénéfiques pour maîtriser pleinement les notions.
En définitive, la pédagogie personnalisée n’est pas une recette magique qui permettrait à tous les élèves d’atteindre l’excellence des résultats. C’est d’abord un esprit, un regard de l’éducateur sur l’élève. Nous pouvons noter parmi tous nos retours qu’aucun d’entre eux ne s’est senti mis de côté ou en échec avec cette organisation de travail. Chaque élève, quels que soient ses besoins, a été capable d’identifier lors de l’année ses réussites et ses points d’amélioration. Ainsi, lorsque la pédagogie personnalisée est appliquée en classe, questionnée par l’enseignant, qu’elle est évolutive et qu’elle s’adapte aux besoins des élèves, chacun peut trouver sa place au sein du groupe et donner du sens à ses apprentissages. Certes, les dimensions organisationnelles ainsi que le cadre sont importants pour garantir une ambiance de travail, mais cela est mis au service de l’essentiel, le regard de l’enseignant sur la personne qu’est l’élève, sur sa capacité à faire des choix, à être acteur de ses apprentissages. C’est vers la dimension unitive de la personne, prenant en compte son corps, son âme et son esprit, que nous nous efforçons de tendre en mettant en place la pédagogie personnalisée.
Références et bibliographie
- FAURE, P. Aux anciennes : in Bulletin des anciennes élèves n°96, Avril 1984, cité dans AUDIC, A.M, Pierre Faure, vers une pédagogie personnalisée et communautaire. Airap, 2021.
- FAURE, P. Créativité et rigueur in Pédagogie n°2-3, fév-mars, 1971 (p.107 à 124), p.117, cité dans AUDIC, A.M, Pierre Faure, vers une pédagogie personnalisée et communautaire. Airap, 2021.
- FAURE P., Un enseignement personnalisé et communautaire, Artège, 2019.
- FAVRE, D, Cessons de démotiver les élèves, 19 clés pour favoriser l’apprentissage, Dunod, 2015.
- MONTESSORI M., L’esprit absorbant de l’enfant, 1949, cité dans POUSSIN, C. « Apprends-moi à faire seul », Eyrolles, 2015.