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La Personne à l'école , Esther CZUK VEL CIUK

L’enseignant peut-il être une personne ?

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2025

La notion de personne est fortement polysémique. Prise dans une première acception, on comprendra aisément qu’il s’agit de désigner un être humain par opposition à une chose. Ici, la qualification de « personne » pour l’enseignant parait banale et évidente : l’enseignant est bel et bien une « personne », en ce sens qu’il n’est pas un robot : il est fait de chair et d’os. Cependant, il est entendu que le sens du mot « personne » peut être envisagé dans un sens plus complexe et plus profond.

On a longtemps considéré que la « personne », afin d’être reconnue comme telle, devait avoir une existence consciente d’elle-même. Ainsi était-il admis qu’en tant qu’être biologique, moral et social, la « personne » se devait d’agir en conséquence. Au XVIIe siècle, le philosophe Locke envisage ainsi l’identité personnelle comme appartenant à un être « pensant et intelligent », un être qui possède « la raison et la réflexion ». Pour lui, la conscience est inséparable de la pensée. Or, sur le plan éthique, on admettra volontiers aujourd’hui que lier la notion de personne à la présence d’une conscience de soi est largement discutable puisque cela pourrait amener à sous-entendre la sous‑humanité de certains individus, considérés (peut-être) comme n’ayant pas conscience d’eux-mêmes.

Tout en prenant en compte l’ensemble des difficultés inhérentes à la définition de la notion de « personne », il s’agira ici de considérer le terme au sens entendu par Ada Abraham dans l’ouvrage qu’il a dirigé en 1984 : L’enseignant est une personne, dont le titre de l’article est inspiré. Dans cet ouvrage, A. Abraham étudie particulièrement la dimension personnelle de l’acte d’enseignement et notamment son impact sur les pratiques didactiques, les apprentissages des élèves ou sur la vie socio-affective de la classe. L’ouvrage reconnaît la « personne enseignante » comme étant un être réflexif, mu par ses propres affects, et qui apporte au sein de l’institution scolaire sa représentation individuelle du monde et de l’école. Que reste-t-il de cette affirmation trente ans plus tard ? Cet article vient suggérer quelques pistes pour démarrer la réflexion.

Pour comprendre les attendus de la profession enseignante, le référentiel métier est une première étape. Promulgué en 2013[1], ce référentiel dresse une liste imposante de compétences communes à l’ensemble des personnels de l’éducation, auxquelles viennent s’ajouter cinq grandes compétences complémentaires à maitriser pour les enseignants. La première partie (compétences communes à l’ensemble des personnels de l’éducation) liste non moins de quatorze compétences et reconnait les professionnels de l’éducation comme des acteurs du service public et de la communauté éducative, des pédagogues, des éducateurs au service de la réussite de tous les élèves. Ce foisonnement de compétences professionnelles pourrait presque masquer une compétence placée en avant-dernière position sans plus de détail : « Réfléchir sur sa pratique – seul et entre pairs – et réinvestir les résultats de sa réflexion dans l’action ». 

Les compétences spécifiques aux enseignants, quant à elles, ne font pas état d’une compétence particulière relative à la pratique d’une démarche professionnelle réflexive. Les professeurs y sont attendus comme « porteurs » de savoirs et d’une culture commune, praticiens experts des apprentissages. On y évoque le fait qu’ils doivent maîtriser les savoirs disciplinaires et leur didactique. Ils sont chargés de construire, mettre en œuvre, animer des situations d’enseignement en prenant en compte la diversité des élèves. Ils doivent organiser un mode de fonctionnement du groupe favorisant l’apprentissage, la socialisation et évaluer les progrès et les acquisitions des élèves. Dans cette accumulation de savoir-faire, on notera qu’une maigre place est laissée à l’expression de la personne au sens évoqué par A. Abraham, et aucune compétence de cet ordre ne caractérise particulièrement le métier de professeur.

Pourtant, des espaces permettant de faire place à la construction d’une réflexivité dans le travail peuvent exister. Il semble d’ailleurs que la conception d’Ada Abraham peut être lue à travers la mise en œuvre (très en vogue dans les années quatre-vingts en France) de groupes d’analyse des pratiques professionnelles, dont les prémices étaient apparues dans une lignée psychanalytique avec les premiers groupes Balint (vers 1950). Avait suivi l’émergence d’autres groupes d’analyse entre professionnels comme ceux promus par Jacques Lévine (groupes de « Soutien au Soutien », dans les années soixante-dix), ou encore le GAP (« Groupe d’analyse de pratique », introduits par André De Peretti en 1975). Dans les années quatre-vingts, Claudine Blanchard-Laville démarrait, elle aussi, ses travaux de recherche dans cette lignée des groupes restreints. Elle reconnaissait déjà aux enseignants leurs affects, leur plaisir et leur souffrance en classe.


« Le degré d’implication est lié à la capacité de l’individu à s’autoriser à produire du sens. Implication et autorisation vont de pair »


Ces activités groupales d’analyse des pratiques (qui concernent avant tout les professionnels exerçant des métiers du lien : formateurs, enseignants, travailleurs sociaux, psychologues…) visent à analyser un vécu professionnel et à travailler à la co-construction du sens des pratiques ou à l’amélioration des techniques professionnelles. Si de tels espaces professionnels ont assez largement existé, ils sont aujourd’hui rares dans la formation des enseignants, qu’elle soit initiale ou continue. Pourtant, ces pratiques semblent, de manière privilégiée, des lieux permettant l’émergence d’une certaine autodermination professionnelle, puisque les solutions émergent du groupe des personnes en présence, en prenant en compte, dans un cadre spécifique et protégé, leurs affects subjectifs, leurs craintes et leurs résistances. Certains professionnels se tournent parfois vers des organismes privés pour participer à ces activités de groupe, mais il semble que peu en font état dans leur cadre de travail. 

Pour continuer cette réflexion à propos de la « personne enseignante », le constat peut également être porté sur les nombreuses réformes éducatives de ces dernières années qui sont souvent perçues par la communauté enseignante comme une tentative de contrôle renforcé sur l’activité pédagogique. « Bonnes pratiques », nouveaux programmes, nouveaux dispositifs, nouveaux écrits professionnels, innovations pédagogiques incontournables : les enseignants se voient souvent sommés d’adhérer à ces manières de faire nouvelles, qualifiées de plus efficaces.

Ainsi, on observe un double mouvement : des réformes enjoignant les enseignants à agir, faire, organiser, de maîtriser, garantir, évaluer, mais également moins d’espaces pour réfléchir leur pratique, la comprendre, la construire, la faire leur, ou encore échanger avec d’autres enseignants et apporter un point de vue critique.

L’approche multiréférentielle menée par le pédagogue Jacques Ardoino (1991/ 2000) autour du concept d’autorisation permet d’éclairer davantage cette courte réflexion. J. Ardoino évoque le tryptique « agent, acteur, auteur », trois postures sociales en lien avec l’engagement et l’autorisation. Selon lui, ce qui différencie ces trois statuts, c’est leur degré d’implication sociale ; et le degré d’implication est lié à la capacité de l’individu à s’autoriser à produire du sens. Implication et autorisation vont de pair. Ainsi, dans cette conceptualisation, l’agent est celui dont le degré d’engagement est le moins fort : il applique des directives, alors que l’acteur jouit d’une marge créative plus élevée à l’intérieur du cadre qu’on lui impose. Il peut créer un style interprétatif de ce cadre. Quant à l’auteur, il a la marge créative la plus élevée. Il est également celui qui a le plus haut degré d’implication sociale : il s’autorise à fabriquer du sens et à en produire socialement. J. Ardoino écrit : « si l’acteur est toujours plus ou moins explicitement porteur de sens, l’auteur est source et producteur de sens ». (1991/2000, p. 208). De ce fait, seul le statut d’auteur redonnerait « plus pleinement au sujet sa dimension propre » (ibid.).

Si l’on rapproche la vision de J. Ardoino de la question qui sous-tend cet article, sa perception de ce qui fait un « sujet » permet d’ajouter à notre cheminement la notion d’autorisation sociale (et j’ajouterais professionnelle) de la « personne enseignante ». A l’heure où l’altération de l’identité professionnelle des professeurs est suggérée par les débats de société et les médias, on peut se poser la question suivante : à laquelle de ces trois postures (agent, acteur ou auteur) le professionnel enseignant d’aujourd’hui peut-il prétendre, ou, dit autrement : à quel niveau d’autorisation sociale et professionnelle se trouve-t-il ?  A partir de là, de nouvelles pistes de réflexion peuvent s’envisager…


[1] Le référentiel des compétences professionnelles des métiers du professorat et de l’éducation (arrêté du 1-7-2013 – J.O. du 18-7-2013 MEN – DGESCO A3-3 paru au BOEN n° 30 du 25 juillet 2013)


Abraham, A. (1984). L’Enseignant est une personne. E.S.F.
Ardoino, J. (2000). Les Avatars de l’éducation. Problématiques et notions en devenir. Presses Universitaires de France; Cairn.info.
Blanchard-Laville, C. (2001). Les enseignants entre plaisir et souffrance (1. éd). Presses universitaires de France