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La Personne à l'école , Guillaume DARDAILLON

Le développement de l’intériorité en EPS : une voie originale pour éveiller la dimension spirituelle de la personne

NUMÉRO


2025

L’enjeu de cet article est de montrer comment un éveil à l’intériorité peut être une voie particulièrement pertinente pour faire grandir une personne humaine. Nous verrons plus particulièrement qu’il s’agit de veiller à contribuer à une ouverture de dimension spirituelle de l’intériorité. Cette sensibilisation en Éducation Physique et Sportive passe par des temps programmés mais se nourrit surtout de tout élément du contexte (particulièrement la nature) qu’il faut savoir « saisir ».

En tant professeur d’EPS, nous avons une contribution singulière à apporter dans la construction de la personne de l’élève. Cette discipline propose en effet de solliciter différentes ressources (motrices, énergétiques, affectives, sociales, …) à travers différents types d’expériences (conformément aux programmes EPS). Autrement dit, le professeur d’EPS que je suis a la chance de voir des élèves en mouvement, manifestant souvent des émotions, dans le cadre de la pratique physique. Il y a déjà à ce niveau un véritable travail d’éducation à engager, notamment dans une société où la culture du corps – marquée par l’impact des réseaux sociaux – est chez les adolescents (plus encore les lycéens que les collégiens) hyper valorisée… Et ce d’autant plus que la condition physique et le niveau de motricité des élèves chutent depuis plusieurs années.

Pourtant, si l’on en reste à ce niveau, peut-on considérer contribuer à un éveil de la personne, au sens d’un corps animé par une âme et habité par l’Esprit ? Il me semble que nous avons la responsabilité d’aller plus loin, notamment à travers une démarche permettant d’éveiller à l’intériorité. Mais comment circonscrire ce terme ?

La définition du jésuite Claude Flipo (qui a été rédacteur en chef de la revue Christus) est de ce point de vue éclairante. Il définit 3 niveaux de l’intériorité :

  • l’intériorité psychique, comme la capacité d’entrer en soi-même, de se poser, de réfléchir, d’avoir un projet, d’analyser ses émotions, de prendre de la distance par rapport à ses affects
  • l’intériorité morale, comme la capacité à discerner le bien du mal, à se référer à une conscience morale, la capacité à se déterminer par rapport à son propre système de valeurs, indépendamment de son voisin ou des autres
  • l’intériorité spirituelle, comme « domaine du sens », des questions existentielles, du mystère personnel, de la capacité d’émerveillement… C’est aussi le domaine de la relation à soi-même, à sa conscience profonde, aux autres, à une dimension de transcendance que certains vont appeler Dieu, d’autres l’amour, l’absolu….

L’enjeu de cet article est de montrer qu’une sensibilisation à l’intériorité en Éducation Physique et Sportive peut passer par des temps programmés mais se nourrit surtout de tout élément du contexte (particulièrement la nature) qu’il faut savoir « saisir ».

Enseignant depuis 25 ans dans l’Enseignement catholique, formateur d’enseignants, j’ai conscience que cet éveil de la personne n’est pas facile… encore moins dans sa dimension spirituelle.  Si cette dernière est prise en considération, elle reste souvent cloisonnée dans une structure (la Pastorale). En 20 ans d’enseignement, la société et l’enseignement ont été bouleversés par l’arrivée du numérique. De nouvelles pratiques apparaissent, ce qui engendre des problématiques nouvelles, parfois positives, parfois beaucoup moins (harcèlement via les réseaux sociaux). Les pratiques numériques ont également un impact non négligeable sur la baisse de la pratique physique. Ce qui pose des enjeux de santé publique. Mais au-delà des problématiques d’activités physiques et de développement des qualités physiques, il y a en arrière-plan, un enjeu spirituel. En effet, ces évolutions technologiques ont tendance à tourner les individus « à l’extérieur d’eux-mêmes »… ce qui les coupe de leur propre intériorité. Comment compenser cette tendance ?   L’image de l’arbre (utilisée par J. de Coulon, philosophe et pédagogue suisse) est saisissante. L’arbre ne peut grandir et se déployer qu’à condition de développer ses racines. Dans ma réalité d’enseignant, cela se joue à 2 niveaux. Le premier est de l’ordre de la programmation de contenu, le second est de l’ordre de la disponibilité.

Je souhaite donc, en fonction de certains profils de classe, proposer régulièrement certaines pratiques de l’attention. Parmi celles-ci, j’utilise notamment la méditation de pleine conscience – très référencée scientifiquement de nos jours – car elle permet aux élèves de se poser, quand ces derniers sont « excités » ou quand je souhaite une disponibilité particulière en début de cours. C’est le cas lors des cycles de gymnastique. Ainsi, je propose aux élèves de s’assoir au sol (ou sur une chaise) et de fermer les yeux (ou bien de fixer un point fixe pour ceux qui n’y arrivent pas). L’objectif est simple : il s’agit par exemple d’être attentif à sa respiration. Sans chercher à modifier celle-ci, je me centre sur le lieu de mon corps où le flux d’air se fait plus présent (parfois au niveau des narines, de la gorge, du thorax, en encore du bas ventre). J’invite les élèves – tel des explorateurs – à identifier les modifications des cycles respiratoires (par exemple, s’accélèrent-ils ou se ralentissent-ils ?). Très vite, une pensée, un bruit peut apparaître et perturber la (con)centration de l’élève sur son corps et sa respiration. J’énonce alors régulièrement cette petite phrase « Le vent chassant les nuages, je laisse partir cette pensée sans la juger et je reviens à ma centration). »

Ce temps proposé – qui permet d’être pleinement relié à son corps, d’observer les préoccupations qui occupent son esprit, et les laisser partir – est un moyen de pacifier l’esprit et le cœur. Les points de focalisation peuvent varier (appuis, sons, battements cardiaques). Par cette pratique, nous permettons aux élèves de solliciter leur intériorité psychique ( au sens de « se poser », « d’entrer en soi-même » ) mais cela peut également être considéré – dans d’autres contextes – comme un prérequis à la prière ! « Écoute en silence, parce que si ton cœur est rempli d’autres choses, tu ne peux pas y entendre la voix de Dieu. Mais dès lors que tu te mets à l’écoute de la voix de Dieu dans un cœur pacifié, ton cœur se remplit de Dieu (…) » Sainte Teresa de Calcutta. Aussi, si l’on en croit le Père jésuite Xavier Nucci « la méditation, développe une capacité à être attentionné à soi-même, aux autres, à la vie. Cela correspond à une sorte de gentillesse du regard, un esprit large capable de voir les cadeaux de la vie ». (Article de La Croix « méditer pour grandir » ; 2016) .


«  Au-delà de développer le gout de l’effort et la persévérance, je pense que faire vivre cette expérience de l’effort intense, puis en ressentir les effets sur mon corps lors d’un temps de silence au cœur d’un cadre naturel qui m’a précédé et qui me dépassera peut-être un moyen de prise conscience de ma finitude et de ce qui me dépasse. »


Si je propose la pratique de l’attention en salle dans un gymnase, j’aime proposer aux élèves de vivre deux minutes de silence au cœur de la nature.

Un vendredi après-midi d’automne, sortie de VTT avec ma classe de 5e. Une montée raide se profile au cœur d’un massif boisé. Je demande aux élèves d’essayer de la monter le plus rapidement possible, sans mettre pied à terre. Les élèves arrivent tous poumons déployés, haletants, certains posent leur vélo et s’allongent au sol. Je demande alors aux élèves de prendre leur fréquence cardiaque. Puis – de profiter de cet instant au cœur de la forêt, en silence et d’admirer ses grands arbres parfois centenaires… Dans quelle mesure cette expérience est-elle constructive pour la personne ? Au-delà de développer le gout de l’effort et la persévérance, je pense que faire vivre cette expérience de l’effort intense, puis en ressentir les effets sur mon corps lors d’un temps de silence au cœur d’un cadre naturel qui m’a précédé et qui me dépassera peut-être un moyen de prise conscience de ma finitude et de ce qui me dépasse… Chemin d’humilité et de lucidité, qui ouvre sur un « au-delà de soi-même » … ce qui n’est pas anodin dans un contexte culturel d’homme augmenté.

Si certaines pratiques peuvent « se programmer », d’autres nécessitent plus d’être dans une forme de « disponibilité » à l’Esprit. Autrement dit, l’enseignant – animé par le désir de suivre l’Esprit, parfois au travers d’une vie de prière – cherche à faire voir ce qui n’est pas forcément vu dans le quotidien et pourtant qui est là ! C’est une éducation du regard qui a des répercutions profondes sur la dimension spirituelle de l’intériorité. Je vous partage quelques moments saisis lors de cet « entre-deux » que constituent mes déplacements pédestres entre le collège ou le lycée et les installations sportives. Ces temps de transition – considérés par beaucoup juste comme utilitaires/fonctionnels – peuvent au contraire être véritablement au service de l’éducation de la personne, en mobilisant l’intériorité…parfois dans sa dimension spirituelle.


« Je vous partage quelques moments saisis lors de cet « entre-deux » que constituent mes déplacements pédestres  entre le collège ou le lycée  et les installations sportives. Ces temps de transition – considérés par beaucoup comme seulement utilitaires et fonctionnels – peuvent être véritablement au service de l’éducation de la personne, en mobilisant l’intériorité, parfois dans sa dimension spirituelle. »


Lundi matin d’octobre, 8h10. Le soleil se lève par-dessus les montagnes du Vercors. Le ciel est magnifique. La lumière se reflète sur le Rhône. Les élèves, encore dans leur week-end, sont dans leurs pensées et personne ne voit ce cadeau donné par la nature. Je stoppe le rang et demande d’admirer en silence ce paysage, pour voir ce qui n’était pas vu… De cet éveil à la beauté de l’instant, il y a quelque chose qui peut me rejoindre au plus profond de ma personne. Ce qui fait dire à François Cheng « comme la beauté, l’amour est présence ».

Autre journée, autre contexte. Nous longeons un petit lac pour aller aux installations sportives du collège. Cinq canards se promènent. L’un mène le rythme et semble décidé, un autre suit… un 3e est plus loin et semble avoir du mal à suivre les autres. Un autre semble dévier de sa trajectoire et faire fausse route… à moins que ce ne soit sa propre route.  Le dernier flâne. Je saisis ce moment en m’arrêtant et en restant silencieux quelques secondes, regardant ce spectacle. Puis j’invite les élèves à faire silence et à se questionner. Et vous, quel canard pouvez-vous représenter ? Celui qui fonce, qui suit ou qui est un peu perdu … quelques rires se font entendre mais je sens que la question chemine… et est prise très profondément. Ce court moment proposé, cette pause inattendue dans le rythme effréné d’une journée de collégiens permet à certains de vivre un temps d’intériorisation et de réflexion sur son propre chemin de vie. Une micro-pause pour prendre conscience de son cap, et de comment on le tient.

Un jour de printemps avec ma classe de 3e. Sur le trajet menant au gymnase, je suis surpris par la présence d’une fleur au bord du chemin que je n’avais pas vue la veille. Je m’arrête, la contemple en silence puis regroupe les élèves. Je lance « la vocation d’une fleur, c’est de fleurir ! Et pour vous, quelle est la vocation d’un Homme, d’une Femme » ?  Questionnement fondamental… Je ne donne pas de réponse… Quelques-uns saisissent la question qui chemine. Soudain, un élève me questionne : « et pour vous, c’est quoi la vocation d’un homme ? ». Je lui rappelle l’étymologie du mot vocation puis ajoute : « pour St François d’Assise, il s’agit de désirer par-dessus tout l’Esprit saint et Le laisser agir en eux. » Nous y sommes. Éveil à ce qui nous dépasse ou à ce qui nous habite…

Randonnée en montagne au-dessus du col du Galibier avec cette classe de 4e. Nous arpentons le GR à plus de 2000 m . Sommets enneigés, rochers et lacs de montagne tapissent le paysage grandiose. Quand soudain, j’aperçois au cœur d’une faille d’un énorme rocher, une fleur qui s’est accrochée – de manière complètement improbable – et qui fait resplendir sa beauté. Témoignage ÉDIFIANT donné par la nature. Que retenir de cette expérience ? Qu’en milieu hostile, au cœur de nos failles, la beauté peut surgir et embellir l’environnement. « Fleuris là où tu as été semé » disait saint François de Salle .

Cette vulnérabilité peut se retrouver EPS, au travers de la fragilité physique et/ou mentale. Cette expérience questionne aussi le professeur que je suis, dont l’objectif est de développer une motricité efficiente. « Et moi, quel regard je pose sur ce corps différent, handicapé, limité ? ».

Apprendre à regarder « au-delà d’une motricité efficiente », déplacer le regard… Nous revenons d’un cours avec cette classe de première et je viens dialoguer avec un élève, qui revient d’absence, et que j’ai senti complètement en décalage lors de la séance de hand ball. Son niveau de performance est inquiétant et son attitude m’interroge. Je noue le dialogue. Cet élève me parle de ses difficultés, de son traitement médical lourd… Je l’écoute… Son visage s’ouvre de plus en plus au cours du trajet. Lorsque nous nous quittons, il me remercie profondément de l’avoir écouté… Cet élève qui m’a profondément inquiété sur le terrain de sport vient de me toucher. N’est-ce pas  au cœur de  nos limites qu’on peut apercevoir des traces d’humanité ? Une présence vient de se manifester. Qui éduque qui ?

A travers ces quelques lignes, j’ai cherché à montrer l’importance de développer la dimension intérieure de la personne. Dans le cadre de mon métier, cela passe par des temps programmés mais surtout par des temps « inspirés  » – souvent dans cet entre-deux des déplacements pédestres – et qui sont  de l’ordre du « kairos », de l’opportunité.

Pour conclure, j’aimerais finir par deux remarques. Dans un monde scolaire de plus en plus sensible au sujet de l’orientation, la question d’un « devenir soi » (F. Alexandre-Bailly ONISEP) se pose.  Or, le « devenir soi » ne peut éluder la question de l’intériorité, du sens, de la vocation spirituelle de la personne humaine.

Dans un monde scolaire de plus en plus sensible au sujet du numérique (et de l’intelligence artificielle) , la  voie de l’intériorité me semble donc un axe de sensibilisation pertinent à développer pour le corps éducatif et enseignant. En effet, D. Le Breton nous rappelle que « l’impact le plus puissant est moins celui du contenu manifeste d’un discours que la qualité de présence qui le sous-tend » . Autrement dit, « le messager est le message » !


Bibliographie


CHENG F., « L’éternité n’est pas de trop », 2002
DALARUN J., Gouverner c’est servir, Alma Éditeur, Paris, 2012.
FLAK M. , de COULON J. , Le manuel du yoga à l’école : des enfants qui réussissent, 2016
FLIPO C. , conférence à l’IFEAP lors de la seconde Rencontre de la pastorale intitulée “ L’éveil de la dimension spirituelle ” le 28 janvier 2004
IDE P., « Méditer en pleine conscience: L’art de la réceptivité », 2021
LENOIR F. , « Comment Jésus est devenu Dieu », 2010