La différenciation pédagogique est une obligation légale de l’enseignant. Dans sa classe, chaque année, ce dernier fait face à un public très varié mais doit s’assurer que ce qu’il met en place permet la réussite de tous. Cependant, quand on se documente sur la différenciation pédagogique, il est facile de constater que soit elle est confondue avec de la diversification (proposition de différents supports et modalités de travail), soit il est proposé aux enseignants des méthodes de différenciation coûteuses en temps et énergie (comme une sorte « d’école à la carte »).
Philippe Meirieu, professeur et spécialiste des sciences de l’éducation, explique qu’il est indispensable de « réfléchir avec l’élève, lui permettre de comprendre en quoi ce qui lui est proposé est adapté ou pas à ses besoins et à sa démarche. », (Meirieu P., 1995, page 6). Il ajoute : « Chaque fois que nous mettons les individus en situation de réfléchir sur leurs stratégies d’apprentissage, nous les rendons intelligents. » Cela rejoint les travaux actuels sur les sciences cognitives de deux professeurs de psychologie du développement à l’Université de Paris, Grégoire Borst et Olivier Houdé, dont le laboratoire LaPsyDé se consacre à des travaux permettant de comprendre comment le cerveau apprend. Pour ces deux scientifiques, il est indispensable que les enfants connaissent les mécanismes d’apprentissage pour pouvoir progresser dans le milieu scolaire. Ainsi, pour Philippe Meirieu, différencier sa pédagogie, « c’est d’abord, peut-être et tout simplement, dans un premier temps, permettre aux gens, aux élèves, aux personnes de réfléchir sur la manière dont ils travaillent. » (Meirieu P., 1995, page 12).
Dans cet article, la pédagogie personnalisée du Père Faure est mise en lumière : permet-elle à l’élève de réfléchir à sa stratégie d’apprentissage ? Est-ce une solution, voire LA solution au besoin de différenciation ? Si oui, est-elle facile à mettre en place dans toutes les classes ?
Loin de vouloir fournir une recette miracle, il sera ici question de mieux comprendre les grands principes de la pédagogie personnalisée et de vérifier son efficacité à travers l’observation et l’expérimentation.
La pédagogie personnalisée du Père Faure
Pierre Faure (1904-1988), prêtre jésuite, a été chargé d’enseigner à l’Institut Catholique de Paris. Il est le fondateur du « Centre d’Etudes Pédagogiques », de la revue Pédagogie ainsi que de plusieurs centres de formation en France. Il a défini très précisément les principes de sa pédagogie il y a 40 ans, dans l’ouvrage Un enseignement personnalisé et communautaire, réédité en 2019 par l’Association Beaulieu.
Pour construire sa pédagogie, Pierre Faure s’est basé sur la philosophie des grands penseurs, Platon, Montaigne qui appellent le disciple, l’élève à se questionner, s’interroger sur ce qu’il vit, observe. Il s’inspire aussi des collèges jésuites qui, en pratiquant l’étude des textes, permettent de former des personnes capables de prendre en main leur travail et aptes à discerner. Bien sûr, le mouvement des Ecoles Nouvelles au début du XXe siècle suscite un grand intérêt chez Faure, puisqu’il remet l’élève au centre de ses apprentissages, responsable de ses activités, tout en développant son autonomie.
La pédagogie du Père Faure s’appuie sur plusieurs grands principes que nous allons citer brièvement. Tout d’abord, on peut retenir l’importance d’accueillir les élèves afin qu’ils s’installent immédiatement dans un climat propice aux apprentissages. Ensuite, la salle de classe doit être aménagée pour renforcer l’autonomie des élèves : ils peuvent se déplacer pour récupérer leurs activités, celles-ci sont souvent autocorrectives pour un feed-back et une remédiation immédiate si nécessaire. Les élèves doivent aussi pouvoir trouver facilement des ressources (cahiers de leçons, matériel concret…) dans la classe pour les aider à réaliser leurs tâches. Les élèves savent pourquoi ils travaillent : ils sont équipés d’une programmation des acticités (hebdomadaire, mensuelle, périodique ou annuelle) dans laquelle ils se repèrent et choisissent ce qu’ils veulent ou doivent travailler en fonction de leurs compétences. En effet, ils apprennent à se connaître, à savoir comment progresser, tout en restant motivés puisqu’ils choisissent leurs activités. Les modalités de travail sont elles aussi variées, allant du jeu d’apprentissage aux fiches, et du travail seul aux activités en binômes ou petit groupe. C’est donc une pédagogie communautaire, dans laquelle la relation avec les pairs se retrouve à la fois pendant le temps de travail personnalisé mais aussi après, lors de la « mise en commun » où la classe est réunie pour réfléchir à ce qui a fonctionné ou non, pour valoriser la réussite de certains élèves, pour échanger sur ce temps de travail.
Ainsi, en favorisant la motivation des élèves grâce à un climat de classe favorable, la possibilité de se déplacer, de coopérer, en les rendant responsables de leurs choix (d’activités, de placement, de demander ou non de l’aide, de travailler seul ou à plusieurs…), en renforçant leur autonomie grâce à la programmation de leur travail, l’autocorrection, la prise en compte de leurs erreurs, en proposant des activités très diversifiées, en valorisant le travail lors des mises en commun, la pédagogie Faure est une pédagogie différenciée.
Le plan de travail personnalisé est l’outil nécessaire pour mettre en place cette pédagogie. Loin d’être une liste de tâches à réaliser plus ou moins longues ou difficiles en fonction des élèves, le plan de travail propose des activités diversifiées, laisse une part de liberté aux élèves, doit susciter un intérêt chez l’apprenant (donc se situer dans sa zone proximale de développement, définie par Lev Vigotsky) et permet des interactions entre les élèves (entraide, tutorat). Il permet à l’élève de visualiser les objectifs concrets pour lesquels il travaille, de programmer ses activités en fonction de ses envies, ses capacités à un instant T, son rythme : il apprend à se connaître. Ainsi, l’élève est autonome dans la classe : il fait des choix, peut travailler seul ou non, il s’autocorrige, apprend à se servir des ressources de la classe, de ses pairs s’il le souhaite. Nathalie Beaufrère dit que grâce à cet outil, la pédagogie du Père Faure est une « pédagogie dans laquelle apprendre est le projet de l’élève, pas celui de l’enseignant pour l’élève » (BEAUFRERE N., 2023, page 27).
Ainsi, la pédagogie Faure répond à la problématique de la différenciation soulevée par Philippe Mérieu : c’est l’élève qui réfléchit à ses choix, qui s’enrichit de ses erreurs et devient le principal acteur de sa réussite.
La mise en place de la pédagogie personnalisée dans les classes, facile ou impossible ?
Le fonctionnement en pédagogie personnalisée a été observé et expérimenté dans plusieurs classes : de la petite section de maternelle au CM2. L’autonomie est donc parfaitement indépendante de l’âge des élèves. Bien sûr, il y aura plus de pictogrammes, de photos sur le plan de travail des élèves non lecteurs afin qu’ils puissent se repérer dans la classe mais les activités peuvent être réalisées en autonomie comme dans une classe de cycle 3.
L’outil principal à mettre en place est la programmation permettant de visualiser l’ensemble des compétences à acquérir et le plan de travail associé. Il est unique et non individualisé. La personnalisation réside dans le choix des activités, le rythme à laquelle les élèves les réalisent, les modalités (en groupe ou seul, avec ou sans aide par exemple). Armés de ce plan de travail, les élèves programment les activités qu’ils vont effectuer, mettent du sens dans les apprentissages : ils savent s’ils travaillent de la grammaire ou du lexique par exemple. S’ils ont mal anticipé la difficulté ou le temps de réalisation d’un exercice, ils en prennent conscience et feront mieux la fois suivante.
Dans toutes les classes où la pédagogie personnalisée se pratique, aucun investissement mobilier n’est nécessaire. L’aménagement de la classe est subjectif en fonction de la personnalité des enseignants (aménagement traditionnel, en îlots, avec un groupe de besoin plus proche du tableau … ) : tout peut fonctionner tant que cela permet d’atteindre l’objectif pédagogique que l’enseignant s’est fixé. De plus, aucun matériel n’est nécessaire à part la construction du plan de travail.
« Ainsi, pour Philippe Meirieu, différencier sa pédagogie, ‘c’est d’abord, peut-être et tout simplement, dans un premier temps, permettre aux gens, aux élèves, aux personnes de réfléchir sur la manière dont ils travaillent.’ (Meirieu P., 1995, page 12). »
Seuls des outils d’apprentissage ont été créés permettant de « manipuler » les notions. Ainsi, il n’y a pas que des activités sur fiches, mais également des activités comme des « cartes à pinces », trivial pursuit de conjugaison, dooble, dictées muettes, etc… L’essentiel est de faire réfléchir l’élève en lui faisant manipuler des cartes, des étiquettes, des objets. La variété des activités proposée dans le plan de travail permet d’éveiller l’intérêt de tous les profils d’élèves.
De même, durant les temps de travail personnalisé observés et vécus, les travaux ont pu être réalisés seul ou à plusieurs : les élèves peuvent choisir la situation d’apprentissage qui leur convient le mieux.
Attention, cette autodétermination n’exclut pas la vigilance et le contrôle : l’enseignant en observation durant le temps de travail personnalisé peut réguler les comportements en cas de problèmes.
Un autre incontournable à la mise en place du plan de travail du Père Faure est l’autocorrection ou la proposition de petites activités rapides à corriger, afin que l’élève ait tout de suite le feed back : il doit savoir s’il est en réussite, ce qui signifie qu’il a compris la notion ou si une remédiation est nécessaire. Cela n’est pas difficile à mettre en place et c’est ce qui a été observé dans les classes visitées ou expérimentées. Il ne faut pas avoir peur que les élèves attendent quelques minutes pour avoir la correction : ce temps leur permet de faire une pause dans les apprentissages, d’écouter ce qui se passe dans la classe et très souvent, on peut observer des enfants se corriger eux-mêmes pendant ces temps d’attente.
Enfin, la mise en commun ne doit pas être négligée. Elle peut être intégrée aisément aux heures obligatoires de langage oral ou d’enseignement moral et civique et permet de revenir sur le temps de travail personnalisé : valoriser une réussite, revoir une notion… Les élèves font le bilan de leurs activités, ils prennent le temps de réfléchir à leurs stratégies d’apprentissage, de partager ce qui a fonctionné ou ce qui doit être modifié donc d’analyser ce qui leur permettra de mieux réussir la fois suivante.
« Si la différenciation pédagogique ne se limite pas à une diversification des activités et ne se résume pas à une liste individualisée de tâches à réaliser, mais qu’elle est définie comme un dispositif où l’élève est face à une grande diversité d’activités, dans laquelle il doit faire des choix, en autonomie, en fonction de ce dont il est capable, de sa motivation, dans l’objectif de progresser, alors la pédagogie du Père Faure est un moyen pertinent pour la mettre en place. »
Le fonctionnement en pédagogie personnalisée avec le plan de travail inspiré du Père Faure est donc un réel outil de différenciation puisqu’il varie les contenus, les supports, le temps de réalisation et les modalités de travail. C’est un outil de travail personnalisé où chaque élève peut aller à son rythme, faire le minimum ou se dépasser sans que les autres le remarquent. Il est communautaire puisque les activités peuvent être faites à plusieurs. C’est enfin une manière de renforcer l’autonomie des élèves, comme le préconise Philippe Meirieu : ils programment leur travail, se projettent, comprennent ce qu’ils font car les compétences sont écrites explicitement. Ils doivent faire des choix pour être en situation de réussite et font le bilan de leur travail.
Dans les observations et expérimentations faites, c’est véritablement cet outil qui a permis à tous les élèves de progresser non seulement d’un point de vue scolaire, mais aussi d’un point de vue personnel, en leur permettant de comprendre ce qui les motivait, là où ils étaient plus lents, plus rapides, plus compétents, donc en améliorant la connaissance d’eux-mêmes. Une vraie différenciation pédagogique a donc été mise en place, comme la définit Meirieu : les élèves ne sont plus dépendants d’un enseignant pour leur proposer chaque nouvelle année, dans chaque discipline l’exercice ou l’activité qui pourrait leur convenir le mieux pour progresser, ils apprennent année après année à se connaître et à savoir comment faire pour s’améliorer : ils sont véritablement responsables de leur réussite .
« On change complètement le rapport au savoir et au pouvoir, on devient acteur de son propre apprentissage, et ça, d’une certaine manière, sans que rien apparemment n’ait été changé dans l’organisation de l’institution. Au fond, le cadre reste le même, mais on introduit des espaces de réflexion, des espaces de régulation, on introduit des lieux où la personne peut réfléchir à ce qu’elle fait, c’est-à-dire avoir l’intelligence de ce qu’elle fait. » (MEIRIEU P., 1995, page 13).
Conclusion
Ainsi, si la différenciation pédagogique ne se limite pas à une diversification des activités et ne se résume pas à une liste individualisée de tâches à réaliser, mais qu’elle est définie comme un dispositif où l’élève est face à une grande diversité d’activités, dans laquelle il doit faire des choix, en autonomie, en fonction de ce dont il est capable, de sa motivation, dans l’objectif de progresser, alors la pédagogie du Père Faure est un moyen pertinent pour la mettre en place. En effet, elle autorise l’élève à choisir ses supports, son rythme, le niveau de difficulté, ses modalités de travail, à coopérer, être autonome dans ses recherches, à rester attentif grâce aux déplacements et aux changements fréquents d’activités, dans un climat apaisé et propice aux apprentissages. Elle permet donc de progresser d’un point de vue scolaire. De plus, cette pédagogie oblige à réfléchir à ses choix, à en tirer des conclusions, à les conforter ou les remettre en question pour continuer d’avancer. Elle agit donc aussi sur le développement personnel de l’élève. Et n’est-ce pas la mission essentielle du professeur ? Elle ne se limite pas seulement à enseigner des savoirs disciplinaires, mais consiste en une responsabilité immense : celle de former de futurs citoyens capables de vivre tous ensemble mais chacun en autonomie, aptes à discerner le bien du mal, le vrai du faux, ce qui est permis de ce qui est interdit et à faire des choix justes pour eux-mêmes et pour la société.
Former les élèves, dès le plus jeune âge, à ces compétences paraît indispensable, et facilement réalisable en choisissant les bons outils.
Bibliographie
BEAUFRERE N. (2023). La pédagogie personnalisée dans ma classe. Editions De Boeck
MEIRIEU P. (1995). In Vers le changement… espoirs et craintes. pp. 11-41, 1995. Chapitre : Différencier, c’est possible et ça peut rapporter gros ! Actes du premier Forum sur la rénovation de l’enseignement primaire, Genève, Département de l’instruction publique.