Considérer chacun de mes élèves comme des personnes à part entière
Le regard que nous portons sur nos élèves est essentiel. Nous avons beaucoup développé, dans notre tradition intellectuelle occidentale, une morale du « faire » et du « ne pas faire », et assez peu une morale de la considération. Prendre le temps de développer son regard pour considérer les autres dans leur pleine dimension humaine est un préalable à toute action. Les respecter comme sujets libres et autonomes est une condition sine quae non de notre métier. Voilà comment cela se décline dans mon métier de professeur.
« Prendre le temps de développer son regard pour considérer les autres dans leur pleine dimension humaine est un préalable à toute action. »
Je regarde d’abord chacun de mes élèves comme confié par Dieu. Ce n’est pas lui qui est là pour moi, mais moi qui suis là pour lui. Au moins, ce postulat de base rend a priori le professeur croyant heureux de rentrer dans sa classe, avec laquelle il a à chaque fois un vrai rendez-vous. Cela évite aussi les questions négatives dans lesquelles on compare le niveau de ses propres études, celui auquel on considère être arrivé, et celui des élèves. À ce petit jeu, on peut passer toutes les années de sa carrière à être un enseignant malheureux.
Le livre de la Genèse dit : « Dieu dit Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance (…) Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu, il le créa... » (Genèse, 1,26-27, traduction Osty) La triple répétition du mot « image » et la redondance avec le mot « ressemblance » ne laissent aucun doute sur la part divine essentielle de chacun de nous, et donc de chacun des élèves que nous avons en face de nous. Ce qu’elle est, cette part divine, nous ne pouvons jamais qu’essayer de le comprendre, mais elle est là, présente. Et elle fonde mon rapport à l’autre. Dans chaque élève, je sais qu’il y a cette image de Dieu, qui le rend intensément et pleinement humain.[1] Elle fonde aussi au quotidien cette mission que nous avons de révéler à chacun de nos élève sa vraie valeur. Les élèves en difficultés sont souvent abimés par des années de réflexions négatives à leur égard. Souvent dévalorisés, il se dévalorisent, or chacun d’eux vaut tout le poids d’amour que le Christ peut mettre en lui.
De manière très basique, cette idée s’est avérée être un garde-fou très utile à chaque fois qu’un élève commençait à me devenir insupportable. Plutôt que de dire « il est insupportable » je considère, sans culpabilité, que nos rapports sont partis sur de mauvaises bases. C’est ainsi par exemple que j’ai résolu un conflit avec un élève de seconde, qui avait une attitude très négative. Je lui demandais un jour de fin septembre de lire à voix haute un passage : il refuse. Petit jeu de vouloir imposer sa volonté à l’autre. Ce petit jeu, dans lequel on finit par menacer l’élève de toutes les sanctions imaginables, laisse toujours l’enseignant perdant. Dans certains cas il sauve son amour propre, mais c’est une victoire à la Pyrrhus : il a imposé un rapport de force, et non de confiance, or on apprend mal dans le rapport de force. Je l’ai donc laissé tranquille, puis je l’ai pris à part avant le début du cours suivant et je lui ai dit que nous partions l’un et l’autre sur de mauvaises bases. Je me suis excusé de le prendre en grippe et je lui ai proposé un accord : je le laisse dans une paix relative, mais si je lui demande de lire, il lit. Je crois qu’il était étonné qu’un professeur s’excuse, et qu’on lui parle ainsi de façon très franche. Il a acquiescé. A l’heure suivante, il a lu un court passage, je l’ai laissé tranquille et trois semaines ou un mois plus tard, il commençait à lever le doigt.
Dire le bien
Il me paraît essentiel de prendre conscience, à chaque fois qu’on parle à un élève, du pouvoir parfois considérable, de nos mots. Nous sommes investis d’une autorité particulière, et notamment de celle de « dire la vérité » dans notre domaine. Et plus l’élève est faible, plus cette autorité prend à son égard un sens magique ; moins il comprend la base de nos raisonnements et de notre savoir, plus ceux-ci lui semblent émaner de notre personne. Plus donc il va accorder d’importance à nos mots le concernant. Et donc plus nos mots vont contribuer à le « construire » ou à le « détruire. » Et c’est le sens très précis des mots « malédiction » et « bénédiction » : par l’intériorisation de nos paroles, ce que nous disons de bien à un élève aide le bien à advenir, et ce que nous lui disons de mal le détruit, en l’enfermant dans des représentations négatives de lui-même.
Un moment est très important : celui où on rend les copies. C’est l’occasion de travailler l’estime de soi des élèves. Je ne donne jamais les notes à voix haute. Mais surtout, dans le cas de mauvais résultats, un ou une élève se considère souvent comme « nul. » Ce à quoi je réponds toujours que ce qu’il ou elle vient de dire est faux. Qu’il n’est pas nul. Le dialogue qui suit immanquablement consiste à lui dire – et à essayer de lui faire prendre conscience – qu’il n’est pas nul. Le sens profond du mot « nul » est grave, il signifie qu’il est une non-personne. De là il faut expliquer, et essayer de faire prendre conscience, que l’élève n’est pas nul, mais que c’est le devoir qui est raté. Et expliquer, ou l’interroger, sur les raisons du ratage de devoir. Très souvent on arrive à la compréhension imparfaite, au manque de méthode dans l’apprentissage ou au manque de travail. Mais l’élève comprend qu’il n’est pas nul, ni même mauvais (le mot a une connotation morale que ne comporte pas la notion de réussite à un devoir), mais qu’il n’a pas exploité ses propres ressources qui, pourtant existent. Cette explication est évidemment accompagnée par l’éloge de ce qui est réussi. Y compris par celui de l’effort fourni, qui existe toujours.
Les phrases : « tu n’as fait aucun effort » ou « tu n’as rien fait » sont également destructrices : un élève qui a rendu une copie a toujours fait un effort : mais « insuffisant », « mal orienté », ou fait avec l’idée de se débarrasser du devoir plutôt que de bien le faire. La reconnaissance de l’existence de cet effort – parfois bien faible – fait coïncider notre lecture avec la perception que l’élève a lui-même de son travail, et permet de lui faire comprendre qu’il y a des voies d’amélioration possibles.
« Mais à chaque fois qu’il y a désaccord, c’est l’occasion qu’il s’explique, et dans la discussion qui suit, je comprends mieux ses difficultés, je corrige mon appréciation, et nous pouvons repartir sur de nouvelles bases. »
De même, le fait de ne pas accepter qu’un enfant poursuive ses études dans le même établissement, pour raison d’hyper-élitisme abime nécessairement l’enfant dans son estime de soi, et cela me paraît être le contraire de tout ce que, comme professeur, et d’autant plus comme chrétien, nous devons nous efforcer de faire.
Le poids de nos mots est vraiment important. Avant chaque conseil de classe, je prends une heure pour lire à chacun de mes élèves l’appréciation que je lui ai préparée. S’il accepte et comprend que ce que je dis coïncide avec son ressenti, alors il sera en mesure de comprendre que je suis là pour l’aider. Mais à chaque fois qu’il y a désaccord, c’est l’occasion qu’il s’explique, et dans la discussion qui suit, je comprends mieux ses difficultés, je corrige mon appréciation, et nous pouvons repartir sur de nouvelles bases. J’ai eu à ce sujet une grande leçon que je vous partage : élève en khâgne à Henri IV, je m’entendais assez bien avec la bibliothécaire. Elle m’avait un jour appelé pour me dire qu’elle avait sorti les registres d’appréciation du philosophe Alain pour une chercheuse qui travaillait alors sur la philosophe Simone Veil. Elle me les a montrés et m’a fait remarquer que toutes les appréciations étaient toujours positives. Cette leçon me revient à chaque rédaction d’appréciation.
Être soi-même une personne
Il y a un paradoxe inhérent au métier d’enseignant. Nous enseignons une discipline scolaire, et nous les formons autant avec qui nous sommes qu’avec ce que nous enseignons. Les élèves sentent parfaitement notre implication, et l’ambiance dans laquelle ils reçoivent un enseignement compte autant pour la réception de cet enseignement que son contenu même. Daniel Pennac le dit de très belle manière à la fin de son Chagrin d’école : il faut aimer les élèves ; et il dit que le mot est absent du vocabulaire de l’éducation nationale. Comme on ne le leur dit pas, les considérer comme personnes à part entière est le moyen de le leur faire sentir.
« Élève en khâgne à Henri IV, je m’entendais assez bien avec la bibliothécaire. Elle m’avait un jour appelé pour me dire qu’elle avait sorti les registres d’appréciation du philosophe Alain pour une chercheuse qui travaillait alors sur la philosophe Simone Veil. »
Cela signifie aussi qu’on n’enseigne bien qu’en accord profond avec soi-même.
Le Christ est présent en chacun de nos élèves, il est aussi présent en nous, dès que nous y pensons. Et cela peut être précieux pédagogiquement. Il y a dans la relation avec les élèves des moments particuliers, à l’occasion d’une question souvent. En français, elle peut surgir peut-être plus aisément que dans d’autres cours, du fait de la diversité et de la richesse des textes étudiés. On sent bien que la réponse à cette question est très attendue. Il faut trouver une réponse adéquate, absolument respectueuse, et dont chaque mot sera pesé. Se mettre en état de prière instantanée, fait d’humilité et d’écoute, permet souvent de trouver les paroles attendues et constructrices.
Cette prière instantanée n’est pas une prière formulée, auquel cas nous courrions le risque de ne plus être attentif à notre propre cours, mais c’est une prière de mise en présence : nous mettant en présence du regard de Dieu, nous l’amenons en quelque sorte lui aussi dans notre classe.
Il m’arrive aussi de me mettre dans cet état de prière avant d’entrer dans une classe.
Pour nous, enseignants chrétiens, les élèves sont un lieu privilégié de nos prières.
Anthropologie chrétienne et laïcité
Tout ce que je viens de dire n’est nullement incompatible avec la laïcité, puisque cela concerne le for intérieur du professeur. Et qu’il n’est nul besoin de l’exhiber pour le vivre.
Il me paraît important de rappeler que l’anthropologie chrétienne offre la valorisation conceptuellement la plus forte possible de chaque être humain. Si l’on imagine Dieu comme « ce dont rien de plus grand ne peut être pensé[2] », alors, que ce Dieu soit venu s’incarner pour porter la vie éternelle à chacun, à tous et à chacun, voilà qui valorise chacun sans mesure. Et ce « chacun » concerne bien chaque être humain, chrétien, mais aussi athée ou croyant d’une autre religion. Donc en aucun cas, le christianisme ne consiste à rabaisser quiconque, à l’exclure, à l’enfermer dans une différence quelconque.
Donc aucun humanisme ne peut prétendre plus valoriser chaque humain que ne le fait le christianisme.
Et c’est lorsque nous regardons chacun de nos élèves, au moment de l’appel, par exemple, qu’il est le plus indispensable de s’en souvenir, et de le regarder avec ce regard-là. Et que nous sommes là pour le faire grandir, pour la faire grandir. Jésus nous le rappelle : « ce que vous faites au plus petit d’entre nous, c’est à moi que vous le faites. »
[1] L’autre parole qui est essentielle à cet égard est celle du Christ dans les récits du jugement final : « Ce que vous faites au plus petit d’entre vous, c’est à moi que vous le faites. » (Mt 25, 40)
Sur ce point essentiel de la valorisation de la part divine que chaque homme recèle, notons que l’Orthodoxie en fait un pilier considérable. Cela est renforcé par la prise en considération, notamment dans la lignée de Saint Serge, que l’homme est créé par Dieu-trinité, et donc aussi par le Fils, qui nous a crée en sachant qu’il allait s’incarner en nous.
[2] Saint Anselme de Canterbury, Proslogion