À l’école élémentaire, l’élève devient progressivement un être éminemment social. Comme l’indique Maria Montessori, c’est à cet âge que l’enfant « aime s’associer aux autres dans un groupe où chacun joue un rôle » [1]. Les relations interpersonnelles qu’il développe à cette occasion participent largement à la construction de sa personnalité, qu’il s’agisse des habiletés psycho-sociales qu’il forge dans l’altérité ou bien de composantes purement psychologiques qu’il structure à travers l’image que lui renvoient ses pairs. Emmanuel Mounier ne dit pas autre chose quand il explique que « le rapport interpersonnel positif est une provocation réciproque, une fécondation mutuelle » [2]. Pour autant, comment l’institution scolaire doit-elle appréhender cette évolution de la personne en construction que constitue l’enfant ? Dans une vision traditionnelle de l’école, les échanges entre les élèves sont relégués à l’extérieur de la salle de classe, la transmission des savoirs s’effectuant de façon verticale entre le professeur et chacun des élèves. La question sociale est donc évacuée comme ne relevant pas de la mission attribuée au professeur. Dans les pédagogies nouvelles, cette problématique ne peut être éludée car il existe une volonté assumée de développer, non pas seulement des élèves, mais des individus dans tout ce qui forme leur personnalité, ce qui implique de tenir compte de « leurs rythmes d’apprentissage, leurs besoins intellectuels, physiques et moraux, leurs intérêts » [3]. Cependant, même dans des classes qui se réclament de ces pédagogies, il n’est pas rare d’observer des stratagèmes visant à limiter les échanges entre les élèves. Ce peut être, par exemple, de restreindre la communication entre les enfants à certaines plages horaires bien déterminées (temps d’atelier ou de travail de groupe, temps de mise en commun…) ou encore d’attribuer une place à chaque élève de manière à rechercher une corrélation entre les affinités que ceux-ci entretiennent et la distance qui les sépare. Les relations interpersonnelles semblent encore très encadrées, comme si les enseignants n’osaient pas accorder leur pleine confiance aux élèves pour tirer parti de ces échanges en termes cognitifs ou affectifs. Il est ainsi encore rare de pénétrer dans une salle de classe où les enfants sont autorisés à faire usage de la parole en fonction de leurs besoins, et non selon un cadre préétabli par le professeur. C’est que, même pour les enseignants qui seraient sensibles à l’importance des relations interpersonnelles entre les élèves et qui souhaiteraient favoriser leur développement au sein de la classe, il existe des freins encore très marqués. Dans cet article, nous en évoquerons trois parmi ceux qui nous semblent les plus importants. Il s’agit des distractions que ces relations induisent, notamment pour les élèves les plus fragiles et les moins motivés, du bruit qu’elles peuvent générer pour l’ensemble de la classe et qui peut entraîner un inconfort pour les enfants comme pour l’enseignant, ainsi que des conflits qui peuvent survenir plus fréquemment entre les élèves lorsqu’on les autorise à communiquer davantage entre eux.
Accompagner sur le chemin de la responsabilité
On ne peut nier qu’il est toujours plus aisé pour un élève supposé travailler avec un autre de dresser la liste de ses amis plutôt que de débattre sur le point de savoir si un mot appartient à la catégorie des adverbes ou des prépositions. Cependant, il convient de lever ici un malentendu que l’on rencontre souvent à propos des pédagogies actives. La recherche d’une communication plus ouverte n’est pas une invitation au laisser-faire, mais une volonté d’éduquer à la responsabilité. L’objectif, a fortiori dans le cadre offert par l’enseignement catholique, est de les amener progressivement à se « comporter en hommes libres, sans faire de la liberté un voile qui couvre la méchanceté mais en agissant au contraire comme des serviteurs de Dieu » [4]. Il est évident qu’à certains moments, des élèves vont faire usage de la liberté qui leur est donnée pour se dérober au travail qui leur est confié, mais il nous faut considérer cette échappatoire comme l’équivalent de celle que les enfants s’accordent parfois par la pensée lorsqu’ils sont silencieux, avec cette nuance que les échanges entre pairs possèdent à cet âge un pouvoir d’attraction beaucoup plus important que la rêverie. Le rôle de l’enseignant est donc ici fondamental, dans l’observation et l’accompagnement des élèves, accompagnement qui se distingue de la recherche d’un contrôle sur tout ce qui se dit ou se fait dans la classe. Certes, sans doute faudra-t-il à certains moments bien choisis opérer des rappels à l’ordre et imposer à certains élèves de travailler seuls.
« Un enfant qui fait le silence, qui aime et respecte le silence, qui travaille souvent et longuement dans ce silence bourdonnant d’activités qu’il contribue à créer, est un enfant sauvé psychiquement et bien souvent scolairement. »
Cela concourra à faire respecter la seule condition établie par Hélène Lubienska de Lenval à la liberté de parole dans le cadre scolaire : « Laisser parler les enfants partout et en tout temps. Qu’ils parlent dans les couloirs, au réfectoire et en classe. À une seule condition : ne pas déranger les autres. » [5]. Néanmoins, le rôle principal de l’enseignant consistera à rechercher inlassablement leur pleine adhésion aux contraintes auxquelles ils sont soumis, notamment en les interrogeant de façon à les ouvrir à l’introspection et à la réflexion partagée sur leur propre conduite. C’est la valeur que nous attribuons à cette phrase de Pierre Faure : « êtres libres, [les enfants] doivent devenir de plus en plus autonomes dans leurs actes en y adhérant, même quand par ailleurs, ceux-ci leur sont imposés par la vie sociale » [6]. Le professeur doit se ménager du temps dans son organisation pédagogique afin d’instaurer un temps de dialogue à propos de l’usage de cette liberté. Ce moment peut être introduit par une question ouverte telle que : « je vois que tu te déplaces parfois pour aller voir tel élève, que penses-tu des échanges que tu peux avoir avec lui ? » Les réflexions qui en découlent peuvent se traduire à l’écrit par une ou plusieurs mentions sur le plan de travail ou tout autre support. Elles permettront à l’élève de cheminer pour faire le meilleur usage possible de sa liberté de parole. Elles conduiront également l’enseignant à s’interroger sur son organisation pédagogique, afin de savoir si cette dernière répond aux besoins des élèves en termes de stimulation intellectuelle, d’adaptation aux différents profils, de diversité des activités ou de possibilité de travailler en autonomie. Ces échanges apporteront leur contribution au perfectionnement de l’organisation de la classe destiné à mieux conduire les élèves sur la voie de la normalisation au sens où l’entendent Maria Montessori et Pierre Faure.
Maîtriser son corps pour limiter le bruit
En ce qui concerne le bruit « dans les écoles primaires, les niveaux […] moyens sont de 44 décibels lorsque les élèves sont silencieux, de 56 décibels lorsque les élèves participent à des activités calmes, de 65 décibels pour le travail individuel, comme le travail à des tables où il est permis de parler, et de 70 à 77 décibels pour le travail de groupe » [7]. Or, le travail d’inspiration montessorienne dans les classes de 6 à 9 ans est largement fondé sur des travaux de recherche, des présentations ou des préparations d’exposés effectués en groupe. La législation prévoyant des protections pour les salariés exposés à des niveaux sonores de 85 décibels, il existe indubitablement un risque d’inconfort dans ces classes. Pour diminuer le bruit, de nombreuses activités ont été envisagées, au premier rang desquelles la leçon de silence de Maria Montessori. Par ce travail, le pari est fait que les élèves parviendront à un meilleur contrôle de leurs fonctions exécutives, entendu comme la « capacité d’inhiber un comportement indésirable, à rester concentré en présence d’une distraction, à résister à un conflit » [8]. Sur le plan philosophique, ces activités sur le silence naissent de l’aspiration à construire chez les élèves des capacités d’attention qui constituent en elles-mêmes « une conquête sur soi et un triomphe sur le monde » [9]. Autrement dit, « un enfant qui fait le silence, qui aime et respecte le silence, qui travaille souvent et longuement dans ce silence bourdonnant d’activités qu’il contribue à créer, est un enfant sauvé psychiquement et bien souvent scolairement.
« La recherche d’une communication plus ouverte n’est pas une invitation au laisser-faire, mais une volonté d’éduquer à la responsabilité. »
Mais c’est aussi l’enfant qui sera plus attentif aux autres, qui viendra plus spontanément à l’aide des autres, qui aura quelque chose à dire, à communiquer, à échanger ». Ce lien entre la capacité d’un élève à se montrer silencieux et son aptitude à communiquer s’explique par le sens que nous attribuons au mot « silence ». De ce terme polysémique, nous retenons, non la définition qui consiste en « l’action, le fait de se taire, de ne rien dire » [10], mais bien celle qui évoque « l’absence de bruit, d’agitation » et qui a pour synonymes les mots « calme » et « paix » [11]. Pour parvenir à créer une atmosphère paisible au sein de la classe, nous proposons des moments inspirés de la leçon de silence et bien décrits par Céline Alvarez. Dans sa pratique, « alors que les enfants étaient assis en tailleur autour de l’ellipse, [elle] les invitait à fermer les yeux et à placer les mains sur leurs genoux ou entre leurs jambes, à leur convenance, puis [elle] éteignait la lumière. […] En les guidant avec [sa] voix, [elle] leur demandait de rendre totalement immobile chacune des parties de leur corps. Elle attirait leur attention sur les mains posées sur leurs genoux, ainsi que sur les différentes parties de leur visage, leurs bras, leurs pieds, etc. » C’est alors qu’ils pouvaient entendre « des bruits imperceptibles habituellement : le son de l’aiguille des secondes de l’horloge de la classe, une mouche égarée, ou encore la voix étouffée du maître de la classe d’à côté » [12]. Nous présentons également aux élèves des activités spécifiques aux buts que nous nous sommes fixés. Par exemple, pour améliorer la capacité des élèves à ne pas parler en même temps et à attendre leur tour de parole, nous leur demandons, sans se concerter au préalable, de compter dans l’ordre croissant en partant de 1, chacun d’entre eux devant dire un seul nombre. Si deux élèves parlent en même temps, le comptage doit être recommencé depuis le début, ce qui les contraint, d’une part, à intervenir à l’oral au sein du groupe, et d’autre part, à tenir compte des autres enfants au moment de prendre la parole. Pour apprendre aux élèves à moduler leur voix en fonction des besoins, nous envoyons un enfant au tableau, dos à la classe. L’enseignant désigne en le pointant du doigt un élève chargé d’appeler à voix très basse celui qui est retourné. Lorsqu’il entend cet appel, l’enfant au tableau fait face à la classe et doit identifier la personne qui l’a appelé. Cette activité oblige celui qui appelle à parler à la fois suffisamment fort pour être entendu et suffisamment doucement pour ne pas être reconnu. Elle donne également des points de repère auxquels les élèves peuvent se référer dans leurs activités quotidiennes. Par exemple, on peut leur dire : « Aujourd’hui, dans votre travail de groupe, j’aimerais que vous parliez avec le même niveau sonore que lorsqu’on effectue l’activité de l’appel. »
Donner des outils pour résoudre les conflits
En dehors de celle qui les pousse à s’intégrer dans un groupe, une autre période sensible chez les enfants de 6 à 9 ans est le développement de leur sens moral, qui les rend particulièrement attentifs à l’idée de justice et qui peut entraîner des conflits lorsque ce concept ne leur semble pas respecté. En prônant une communication plus ouverte et en cherchant à les faire travailler ensemble plus librement, on prend le risque que les désaccords surviennent de façon plus fréquente, d’où la nécessité de donner aux élèves des outils pour assurer de façon plus autonome la gestion des différends, sans recours systématique à l’adulte. À l’école élémentaire, ces procédures s’inspirent bien souvent de la Communication Non Violente (CNV), une méthode de gestion des conflits élaborée par Marshall B. Rosenberg, pour qui « le langage et les interactions […] renforcent notre aptitude à donner avec bienveillance et à inspirer aux autres le désir d’en faire autant » [13]. Ainsi, la technique des messages clairs peut s’avérer efficace lorsqu’un enfant a été blessé par un autre, physiquement ou moralement, et qu’il ressent le besoin d’obtenir une réparation du dommage qu’il a subi. L’élève suit une procédure qui lui permet d’exprimer ses émotions et de les partager avec la personne avec laquelle il est en conflit, ce qui a aussi pour but de développer l’empathie chez cette dernière. Dans un premier temps, l’enfant doit s’assurer que l’autre l’écoute. Pour cela, il peut utiliser une phrase type telle que : « [Prénom], j’aimerais te faire un message clair. Est-ce que tu veux bien m’écouter ? ». Ensuite, l’élève décrit factuellement ce que l’autre a fait, puis il indique l’émotion qu’il a ressentie, par exemple : « Quand tu m’as tiré les cheveux, ça m’a fait mal. Est-ce que tu comprends ? ». Enfin, il peut formuler une demande dont la résolution tiendra lieu de réparation : s’engager à ne plus recommencer, présenter des excuses, la restauration ou le remplacement de ce qui a été abimé lorsque cela est possible, etc. Cela pourrait donner en conclusion de notre exemple : « Est-ce que tu veux bien me présenter des excuses ? » Cependant, outiller un enfant dans le domaine de la gestion des conflits, c’est aussi lui donner les moyens de prendre de la distance pour éviter d’être atteint par le jugement d’autrui, ou à tout le moins limiter les conséquences de cette expérience négative. Au sein de l’école, nous nous sommes donc inspirés très librement de l’approche cognitivo-comportementale d’Emmanuelle Piquet [14] afin de développer deux nouvelles stratégies mises à disposition des élèves. Choisir d’utiliser le « bouclier », c’est se dire à soi-même : « Très bien, ça c’est ce que tu penses, moi je pense autrement, tout le monde n’a pas besoin de penser la même chose. » Choisir d’utiliser le « miroir », c’est interroger l’autre sur ce qu’il a voulu dire à travers un jugement souvent formulé de manière lapidaire. Par exemple, un enfant pourrait demander à un autre : « pourquoi est-ce que tu dis que je suis un menteur ? À quelles occasions penses-tu que j’ai menti ? Est-ce que tu as une preuve que j’ai menti à cette occasion ? Est-ce que parce que j’ai menti une fois, ça veut dire que je mens tout le temps ? » Cet échange doit permettre à chacun de préciser sa pensée, de peser davantage les mots utilisés, d’éviter les appréciations trop générales et de clarifier la situation au sein d’un groupe. Bien sûr, les enfants auront pendant longtemps besoin de l’aide des adultes pour adapter le choix des outils aux situations qu’ils rencontrent, mais nous espérons qu’avec cet apprentissage, ils sauront progressivement trouver des solutions leur permettant de traverser les conflits plus sereinement tout au long de leur vie.
Conclusion
Les relations entre les pairs offrent de nombreux avantages pour les enfants, tant sur le plan cognitif (meilleure capacité à se décentrer, à argumenter, découverte de nouvelles façons de réfléchir, de s’organiser…) que psychologique (accroissement du sentiment d’appartenance à un groupe, de l’autonomie, de l’empathie, éclosion de nouvelles relations amicales…). Cependant, le développement de ces liens interpersonnels dans les classes de l’école élémentaire suppose un accompagnement très structuré de la part des enseignants. Par une observation fine des élèves et des échanges réguliers avec eux, par des exercices spécifiques visant à perfectionner leur maîtrise corporelle, par l’appropriation d’outils leur permettant de surmonter les difficultés qu’ils rencontrent dans leurs échanges avec autrui, le professeur doit les conduire à tirer les bénéfices mutuels de ces interactions. Mieux encore, en instaurant dans la classe une liberté de parole élargie fondée sur la responsabilité, et en travaillant avec les élèves sur les moyens qui vont les conduire à exercer cette liberté dans le respect de chacun, la finalité que l’on poursuit, ce n’est pas plus de bruit dans les classes, mais tout au contraire, moins de bruit.
Références bibliographiques
[1] MONTESSORI M. (2003), Éduquer le potentiel humain, Desclée De Brouwer, p. 17.
[2] MOUNIER E. (1949), Le personnalisme, PUF, p. 40.
[3] HUGON M.-A. (2016), « Les pédagogies nouvelles : quel apport pour l’école d’aujourd’hui ? » Spécificités, 2016/1 (n° 9), pages 27-28.
[4] Collectif (2007), La Bible (Segond 21), Société Biblique de Genève, 1 Pierre 2:16.
[5] LUBIENSKA DE LENVAL H. (1965), Le Silence à l’ombre de la Parole, éditions de Maredsous, p. 23.
[6] FAURE P. (1973), « Construction de la personnalité », dans Recherche et Animation Pédagogique, 7, cité par AIRAP (1999), Pour une Pédagogie Personnalisée et Communautaire. Textes de référence, éditions de l’AIRAP, p. 14.
[7] SHIELD B. et al. (2010), « Noise in open plan classrooms in primary schools: A review », Noise and Health, 12(49), p. 227.
[8] DEHAENE S. (2015), « Cours n° 2. L’attention et le contrôle exécutif », Cours 2014. Fondements cognitifs des apprentissages scolaires, Cours au Collège de France, p. 18.
[9] LUBIENSKA DE LENVAL H. (1965), op. cit., p. 13.
[10] Dictionnaire Larousse, entrée « silence », https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/silence/72720, consulté le 3 juillet 2024.
[11] Dictionnaire Robert, entrée « silence », https://dictionnaire.lerobert.com/definition/silence, consulté le 3 juillet 2024.
[12] ALVAREZ C. (2016), Les lois naturelles de l’enfant, éditions des Arènes, p. 318.
[13] ROSENBERG M. B. (2022), La Communication Non Violente au quotidien, éditions Jouvence, p. 10.
[14] PIQUET E. (2015), Je me défends du harcèlement, Albin Michel.