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La Personne à l'école , Marie CANER CHABRAN

Plaidoyer pour la lecture : vers une personne unifiée

NUMÉRO


2025

Cet été, un texte est passé quelque peu inaperçu au moment des Jeux Olympiques : la Lettre du Pape François sur le rôle de la littérature dans la formation. Il s’agit pourtant d’un texte dense, un brin polémique, qui nous concerne en tout premier lieu, nous, éducateurs d’un établissement jésuite.

Les Humanités sont centrales dans un établissement ignacien : l’éducation de l’élève concerne toutes ses dimensions et ne peut, sur le plan des disciplines académiques, se cantonner à certaines plus qu’à d’autres. L’un des « Principes et fondements » de Loyola Education, « Eduquer à la responsabilité et au service » passe par un « apprentissage [qui] favorise la profondeur des analyses, la capacité de débattre avec raison et dans le respect de l’autre. Une approche ouverte à la diversité et à la complexité du monde conjugue aptitude à penser par soi-même, à considérer la proposition de l’autre et à chercher ensemble des solutions au service du bien commun ». On ne saurait dès lors se passer des disciplines relevant des Humanités, quand bien même certains élèves se destinent à des parcours scientifiques. Sciences sans conscience… : les débats actuels de bioéthique nous rappellent, si besoin en était, combien le dialogue entre Sciences et Humanités est essentiel.

Cette lettre du pape, qui a été professeur de littérature, ne peut donc nous laisser indifférent. Elle nous rappelle trois bienfaits fondamentaux de la lecture.

Élargir notre expérience nécessairement limitée 

Nous n’avons tous qu’une seule vie, hic et nunc. Mais grâce à la lecture nous pouvons, le temps d’un roman, nous glisser dans la peau d’un autre. Soljenitsyne l’avait écrit dans le discours qu’il n’a pas pu prononcer à l’occasion de son prix Nobel : « Les artistes peuvent accomplir ce miracle. Ils peuvent surmonter cette faiblesse caractéristique de l’homme qui n’apprend que de sa propre expérience tandis que l’expérience des autres ne le touche pas. L’art transmet d’un homme à l’autre, pendant leur bref séjour sur la Terre, tout le poids d’une très longue et inhabituelle expérience, avec ses fardeaux, ses couleurs, la sève de sa vie : il la recrée dans notre chair et nous permet d’en prendre possession, comme si elle était nôtre. » La lecture, grâce à laquelle nous pouvons en ce sens dépasser la misère de notre condition, élargit notre expérience nécessairement limitée.

Le pape François cite, lui, C. S. Lewis, qui décrivait ainsi l’expérience de la lecture : « En lisant les grandes œuvres de la littérature, je deviens des milliers d’hommes et, en même temps, je reste moi-même. Comme le ciel nocturne de la poésie grecque, je vois avec une myriade d’yeux, mais c’est toujours moi qui vois. Ici, comme dans la religion, l’amour, l’action morale et le savoir, je me dépasse, et pourtant, lorsque je me dépasse, je suis plus moi-même que jamais »[1]. Il fait également siens les mots de Borges, qui expliquait à ses étudiants qu’au début ils ne comprendraient peut-être pas grand-chose à ce qu’ils liraient, mais qu’ils entendraient « la voix de quelqu’un »[2]. « C’est une définition de la littérature que j’aime beaucoup : écouter la voix de quelqu’un, écrit le pape François. Et n’oublions pas combien il est dangereux de ne plus écouter la voix de l’autre qui nous interpelle ! On tombe immédiatement dans l’auto-isolement, on entre dans une sorte de surdité “spirituelle” qui affecte aussi négativement notre relation avec nous-mêmes et notre relation avec Dieu. »

Ainsi la lecture nous fait écouter la voix d’autrui, nous permet de vivre d’autres expériences, et invite ainsi au décentrement et à l’empathie : « la lecture d’un texte littéraire nous met en position de “voir à travers les yeux des autres” en acquérant une largeur de perspective qui élargit notre humanité. Elle active en nous le pouvoir empathique de l’imagination qui est un véhicule fondamental pour la capacité d’identification au point de vue, à la condition, aux sentiments des autres, sans laquelle il n’y a pas de solidarité, de partage, de compassion, de miséricorde. En lisant, nous découvrons que ce que nous ressentons n’est pas seulement nôtre mais universel, de sorte que même la personne la plus abandonnée ne se sent pas seule. Alors que nous ressentons des traces de notre monde intérieur au milieu de ces histoires, nous devenons plus sensibles aux expériences des autres, nous sortons de nous-mêmes pour entrer dans leurs profondeurs, nous pouvons comprendre un peu mieux leurs efforts et leurs désirs, nous voyons la réalité à travers leurs yeux et, en fin de compte, nous devenons des compagnons de route. Nous nous immergeons ainsi dans l’existence concrète et intérieure du vendeur de fruits, de la prostituée, de l’enfant qui grandit sans ses parents, de la femme du maçon, de la vieille femme qui croit encore qu’elle trouvera son prince. Et nous pouvons le faire avec empathie et parfois avec tolérance et compréhension. »

Or l’empathie est probablement ce qui manque le plus à notre temps. Le pape reprend les mots de T.S. Eliot qui décrit la crise religieuse moderne comme celle d’une « incapacité émotionnelle »[3] généralisée. Pour lui, « le problème de la foi aujourd’hui n’est pas avant tout de croire plus ou moins aux propositions doctrinales. Il s’agit plutôt de l’incapacité de nombre de personnes de s’émouvoir devant Dieu, devant sa création, devant les autres êtres humains. La tâche est donc de guérir et d’enrichir notre sensibilité. »

Échapper à l’efficacité

Deuxième bienfait fondamental de la lecture : elle nous permet de ralentir. « Notre vision ordinaire du monde est comme “réduite” et limitée à cause de la pression qu’exercent sur nous les objectifs opérationnels et immédiats de notre agir, souligne le pape. Mais, comme le rappelle Jésus dans la parabole du semeur, la semence a besoin de tomber dans une terre profonde pour mûrir avec fécondité dans le temps sans être étouffée par la superficialité ou les épines (Mt 13, 18-23). Autrement le risque devient celui de tomber dans une efficacité qui banalise le discernement, appauvrit la sensibilité et réduit la complexité. Il est donc nécessaire et urgent de contrebalancer cette accélération et cette simplification inévitables de notre vie quotidienne en apprenant à prendre de la distance par rapport à l’immédiat, à ralentir, à contempler et à écouter. Cela peut se produire lorsqu’une personne s’arrête librement pour lire un livre. »


« Par la lecture, l’expérience intellectuelle rejoint l’expérience spirituelle : il n’y a pas une vie de l’esprit et une vie de l’intellect, mais une et même existence de la personne unifiée qui, par la lecture, ressent et expérimente de manière active l’Evangile en tant qu’invitation à voir à travers les yeux d’autrui »


La lecture aide donc notre éducation ignacienne à être féconde, en l’ancrant chez des jeunes capables de prendre de la distance. Apprentissage du temps long, la lecture ne se déploie pas dans l’immédiateté. Elle demande au lecteur d’ouvrir une parenthèse qui dépasse la temporalité des actions du quotidien. Le livre, repris puis redéposé chaque soir sur la table de chevet, donne aux semaines un rythme, offre un fil d’Ariane qui détonne avec la frénésie du quotidien.  Et c’est dans cette temporalité que peut se déplier la complexité d’un personnage et d’une réflexion. Milan Kundera définissait la sagesse du roman comme « la sagesse de l’incertitude ». « Il y a un proverbe juif admirable : L’homme pense, Dieu rit. Inspiré par cette sentence, j’aime imaginer que François Rabelais a entendu un jour le rire de Dieu et que c’est ainsi que l’idée du premier grand roman européen est née. […] Mais pourquoi Dieu rit-il en regardant l’homme qui pense ? Parce que l’homme pense et la vérité lui échappe. »[4] Le temps long de le lecture, délié des contingences du quotidien permet de déployer la complexité du monde. Pour Kundera, exiger une lecture univoque d’un roman est une erreur. Vouloir choisir entre deux hypothèses telles que : « ou Anna Karénine est victime d’un despote borné ou Karénine est victime d’une femme immorale ; ou bien K., innocent, est écrasé par le tribunal injuste, ou bien que derrière le tribunal se cache la justice divine et K. est coupable », c’est passer à côté de la complexité fondamentale du roman, qui rend compte de la complexité du monde. Une complexité qui demande du temps pour être approchée et qui permet au lecture d’exercer son discernement et sa sensibilité. En cela le roman épistolaire ou le roman à la première personne qui privent le lecteur d’un narrateur pourraient d’ailleurs être considérés comme l’essence même du roman : privé de la voix surplombante du narrateur, le lecteur est seul face aux ambiguïtés du discours des personnages et de leurs échanges.  

Le lecteur acteur

Troisième bienfait de la lecture :  le rôle nécessairement actif du lecteur. Le pape écrit ainsi : « Contrairement aux médias audiovisuels où le produit est plus complet et où la marge et le temps pour “enrichir” le récit et l’interpréter sont généralement réduits, le lecteur est beaucoup plus actif dans la lecture d’un livre. Il réécrit en quelque sorte l’œuvre, l’amplifie avec son imagination, crée un monde, utilise ses capacités, sa mémoire, ses rêves, sa propre histoire pleine de drames et de symboles. Et ce qui en ressort est une œuvre bien différente de celle que l’auteur voulait écrire. Une œuvre littéraire est donc un texte vivant et toujours fécond, capable de parler à nouveau de multiples façons et de produire une synthèse originale avec chaque lecteur qu’elle rencontre. Dans la lecture, le lecteur s’enrichit de ce qu’il reçoit de l’auteur, mais cela lui permet en même temps de faire fleurir la richesse de sa propre personne, de sorte que chaque nouvelle œuvre qu’il lit renouvelle et élargit son univers personnel. » Si c’est bien l’auteur qui écrit le livre, le lecteur n’est pas passif pour autant, car il a un rôle à jouer : il complète les blancs du texte grâce à son imagination, sa sensibilité, ses souvenirs et ses lectures passées. Ainsi, d’un lecteur à l’autre, le personnage ne prend pas forme de la même manière. Chacun donne vie aux êtres de papier à sa façon, complète le portrait du personnage, la scène, le décor, les échanges, jamais totalement achevés par l’auteur. Le Nouveau Roman, qui va jusqu’à ne pas nommer les personnages, a bien mis en évidence les béances de la narration : ce que le lecteur doit combler est plus important que les informations qui lui sont données. Mais même chez les auteurs réalistes, et l’on peut prendre Balzac pour exemple, tout n’est jamais décrit. Et ainsi le lecteur est en ce sens toujours un peu l’auteur du livre.  

Le pape conclut sa lettre par ces mots : « À quelques exceptions près, l’attention portée à la littérature n’est pas considérée comme essentielle. Je voudrais affirmer que cette approche n’est pas bonne. »  Par la lecture, l’expérience intellectuelle rejoint l’expérience spirituelle : il n’y a pas une vie de l’esprit et une vie de l’intellect, mais une et même existence de la personne unifiée qui, par la lecture, ressent et expérimente de manière active l’Évangile en tant qu’invitation à voir à travers les yeux d’autrui pour nous émouvoir et exercer notre sensibilité pour et avec les autres.


[1] C.S. Lewis, Lettori e letture. Un esperimento di critica, Milano 1997, 165
[2] Borges, Oral, Buenos Aires 1979
[3] The Idea of a Christian Society, London 1946, p. 30
[4] L’Art du roman, Folio, p. 191