« Qui chercherait le savoir de façon si insensée qu’il enverrait son fils à l’école afin qu’il apprenne ce que le maître pense ? Mais lorsque les maîtres ont exposé à l’aide de mots toutes les disciplines qu’ils professent, y compris celles touchant la vertu et la sagesse, alors ceux qu’on appelle disciples examinent eux-mêmes si ce qu’on leur dit est vrai, tournant leur regard, en fonction de leur force, cela va de soi, vers la vérité intérieure. C’est alors qu’ils s’instruisent. » (saint Augustin, Le Maître, XIV, 45).
À lire ces lignes on découvre une définition singulière de l’instruction et, par là-même, des indications précieuses sur le sens de l’école. On n’enseignerait pas un être chez lequel on ne présupposerait pas, par construction, une intelligence, une capacité de penser et de juger. Dès lors qu’un enfant parle et pense il faut comprendre et miser sur le fait qu’il est en mesure de reconnaître par lui-même si ce qu’on lui dit est vrai, comme il sait reconnaître s’il est ou non justement traité. Aussi asymétrique puisse être la relation entre un adulte et un enfant, dans l’acte de compréhension et de reconnaissance du vrai et du juste, chacun selon sa force, une égalité s’expérimente et s’établit. Mais rien n’est simple et rien ne se fait dans la transparence d’un processus rectiligne. Car les adultes ont eux-mêmes fait du chemin, beaucoup étudié, beaucoup lu. Il y a une impatience à conduire les enfants, à les faire entrer dans des chemins déjà balisés et tracés, ceux que leurs aînés ont effectivement creusés et affermis. On ne peut enseigner en vérité celui qui ne recommence pas, ne réapprend pas, ne réinvente pas un chemin où il accompagne l’enfant (on sait que telle est la signification originelle de pédagogue), où, à vrai dire, ils s’accompagnent mutuellement. Aristote écrivit fort justement qu’enseigner est un acte commun au professeur et à l’élève. Comme le maître a construit son cours, l’élève construit son savoir, et ensemble ils font leur miel.
On ne force pas à apprendre, et on ne saurait réduire l’enseignement, comme on le répète systématiquement, à la « transmission des connaissances », comme on transmettrait des informations de bouche à oreille ou des images de main en main et de regard en regard. L’enseignement n’est pas plus une « inculcation », comme s’il s’agissait de graver des notions ou autres dans l’esprit des élèves. Augustin attire notre attention sur un point, un passage obligé : l’examen personnel, autonome, le regard tourné vers la vérité intérieure. Si le maître “extérieur” (l’enseignant) indique, fait signe (en-seigne), montre, le maître intérieur, en chacun, admet ou récuse. Sans ce passage par la pensée qui questionne et se questionne, sans cette médiation de la pensée intérieure, nos esprits ne seraient que des enregistreurs mécaniques de discours et d’images qui se plaqueraient en nous. Nous ne sommes véritablement instruits que si nous reconnaissons nous-mêmes la vérité de ce que nous avons appris.
« Si le maître “extérieur” (l’enseignant) indique, fait signe (en-seigne), montre, le maître intérieur, en chacun, admet ou récuse. »
Très tôt l’enfant ne doit-il pas apprendre, d’abord sur les choses les plus simples, qu’il est personnellement responsable de la vérité ? Non pour le conduire à croire de très courte façon qu’« à chacun sa vérité ». Mais, principe d’examen et de discernement, la lumière intérieure retient de se fier sans précaution au « premier mouvement » individuel, aux impressions et aux idées spontanées, aux opinions portées par l’air du temps, et cette lumière constitue comme un filtre critique. « Il suffit que nous parlions d’un objet pour nous croire objectifs », écrit malicieusement Bachelard. Essentielle de ce point de vue s’avère la pratique des sciences, puisqu’on apprend par soi-même et de soi-même, en commun avec autrui, à reconnaître l’objectivité de certains énoncés, aussi bien qu’à en élaborer soi-même de semblables.
Tout indique que l’exercice de la pensée doive résister à ce que l’ambiance idéologique générale sans cesse induit et produit. Le monde parle aux élèves, nous parle le langage de la vitesse, de l’immédiateté, de la jouissance, du narcissisme, de la compétitivité, de la performance, comme s’il ne fallait surtout pas perdre de temps pour vivre constamment en un maximum d’intensité. Et bien des images, des propos, des informations nous arrivent dans un flux incessant qui interdit la pensée, et le passage par la lumière intérieure, car si réfléchir et penser font perdre du temps, en vérité ce temps est évidemment loin d’être du temps perdu.
Une difficulté qu’affrontent les enseignants tient à la nécessité de la patience, à la nécessité de consentir au le temps de l’examen, de la pesée des idées, à la capacité d’endurer l’obscurité, l’inévidence des pensées, des textes et des réalités visées, de supporter de ne pas progresser à coup sûr. Le travail intérieur est mûrissement vivant et personnel, parfois souterrain, et les vérités n’apparaissent qu’au terme d’un chemin et non en son début. En outre l’école permet de prendre le temps de travailler sur les erreurs et de les comprendre. S’il arrive à la pensée de se fourvoyer, elle est dotée du pouvoir remarquable de se rectifier elle-même.
« Très tôt l’enfant ne doit-il pas apprendre, d’abord sur les choses les plus simples, qu’il est personnellement responsable de la vérité ? »
Ajoutons que la pratique de l’écriture est sans prix et fortifie la pensée : on travaille à donner forme à ce que l’on veut dire, ne sachant pas au départ comment faire, éprouvant la difficulté du passage de l’intuition à la forme, évaluant soi-même au fur et à mesure la justesse de son langage. L’écriture et la pensée sont de très solides alliées.
Un inspecteur eut un jour cette parole, qui m’a marqué à jamais : « N’oubliez pas que vous êtes un instituteur en philosophie. » Ce mot démystifiait l’image folklorique ou ésotérique du « prof’ de philo » en rappelant l’exigence de l’« élémentaire » et la responsabilité envers les élèves, il suggérait une double parenté entre l’instituteur et le professeur de philosophie, l’un et l’autre chargés des commencements, l’un et l’autre « polyvalents ». Mais cela me donna à réfléchir de nouveau sur les raisons de placer la philosophie au terme de la formation scolaire initiale, du moins dans le système français. Et je trouvai que si la philosophie est placée à la fin, ce n’est pas seulement qu’elle présuppose une familiarité avec toutes les autres disciplines antérieurement apprises et pratiquées, mais c’est aussi parce qu’elle constitue la fin, le but du chemin. Et, comme on sait, le but d’un projet n’est pas seulement ce que l’on atteint à la fin mais ce qui inspire et met en mouvement dès le commencement, ce qui même fait commencer. En sorte que dès le cp, ce qui fait l’âme de l’enseignement, c’est l’exercice de la pensée, la capacité de réfléchir, de s’interroger, de comprendre soi-même ce qu’on apprend, ce qu’on dit et ce qu’on fait, et pourquoi. Le succès des pratiques de la philosophie pour les enfants, inventées aux Etats-Unis dans les années 1970, m’ont vite convaincu du bien-fondé de cette intuition. On sait bien que si cette finalité générale est négligée, alors guettent l’ennui et le désinvestissement de l’élève (comme de l’enseignant ?), fruits d’une passivité perceptive appauvrie, d’où l’on s’échappe, heureusement sans doute, par des rêveries buissonnières.
Si l’exercice d’une pensée éclairée et instruite, d’une pensée libérée et libre constituent la raison d’être de l’école, et la liberté personnelle et commune celle de l’éducation, alors, avec Augustin, convenons qu’il n’est jamais trop tôt pour habituer les enfants, les élèves, comme soi-même, à se tourner en toute occasion vers la vérité intérieure.